En trois nouvelles graciles écrites dans les années 90, Jonathan Coe met en scène de subtils tête-à-tête avec des fantômes.
Face à un peloton d’exécution japonais, une belle espionne allemande décide, par un matin de décembre 1887, de mourir sous le nom de Mrs Ashdown. Pour une confrérie internationale de cinéphiles sentimentaux, le choix de ce patronyme suscite depuis quarante-deux ans d’irrésistibles montées d’émotion. A la lecture de Désaccords imparfaits, on n’est pas surpris outre mesure d’apprendre que Jonathan Coe figure au nombre des adorateurs les plus jusqu’au-boutistes de La Vie privée de Sherlock Holmes : avec sa litote amoureuse finale (Ilse von Hoffmansthal optant, au moment d’affronter l’au-delà, pour le pseudonyme sous lequel elle fut l’éphémère épouse d’Holmes), le chef-d’oeuvre romantique de Billy Wilder brille en effet par le subtil alliage d’humour et de mélancolie auquel nous a habitués l’auteur de Bienvenue au club.
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La décision d’inclure dans un très bref recueil cet article, ode à un monument cinématographique doublement marqué par la disparition – la mort de la blonde aventurière trouvant un écho dans la perte de séquences entières du film, éliminées au montage par les producteurs, puis égarées à jamais -, prend rapidement tout son sens, l’absence étant au coeur même des trois nouvelles du volume.
Que leurs ruminations aient pour objet un deuil familial, une idylle fantasmée ou une brève rencontre lors d’un festival de cinéma, les héros de Coe sont ici enfermés dans un tête-à-tête avec des fantômes. Loin d’exclure la drôlerie, la tonalité introspective qu’induit cette solitude a pour antidote une ironie de situation, qu’illustrent les déboires gastriques d’un Français inconditionnel de P. G. Wodehouse condamné à traduire en anglais les dialogues espagnols d’un nanar sous influence Pulp Fiction. Sous le gag affleure la sympathie pour les fétichismes de tout ordre dont a toujours témoigné l’oeuvre de Coe – on garde en mémoire la fascination du narrateur reclus de Testament à l’anglaise pour le dos nu du sex-symbol sixties Shirley Eaton et celle du héros de La Vie très privée de Mr. Sim pour la voix féminine de son système de guidage par satellite.
Se représentant lui-même dans « Journal d’une obsession » sous les traits d’un collectionneur maniaque, Coe excelle dans l’art très anglais de colorer des vies grises, de donner du relief aux mornes plaines de l’existence et d’étoffer par la rêverie des destins lacunaires.
Cet art discret, où tout est affaire d’harmonie, doit beaucoup à la musique des mots : deux des nouvelles ici réunies ayant respectivement pour héros un pianiste de bar et un compositeur de musiques de films (et l’une d’elle ayant en 2004 fait l’objet d’une adaptation sur un CD – 9th & 13th – issu d’une collaboration entre l’écrivain mélomane et Louis Philippe, le Neil Hannon français de Londres), il va sans dire que ces Désaccords imparfaits ne contiennent pas la moindre fausse note.
Bruno Juffin
Désaccords imparfaits (Gallimard), traduit de l’anglais par Josée Kamoun, 104 pages, 8,90 euros. En librairie début mars
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