Dans son manifeste féministe, l’historien Ivan Jablonka étudie les représentations communes du masculin pour mettre à bas le patriarcat.
Dans Laëtitia ou La Fin des hommes (prix Médicis 2016), l’historien Ivan Jablonka enquêtait sur le meurtre de Laëtitia Perrais, enlevée, poignardée et étranglée dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011. A travers ce fait divers qui avait fait couler beaucoup d’encre, et qu’il hissait au rang de fait social, il montrait comment le parcours de violence particulier de cette jeune fille de 18 ans éclairait un phénomène de société tout entier. Ou comment les femmes se font harceler, frapper, violer et tuer pour le fait d’être femmes.
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Son nouveau livre, Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités (Seuil), se lit comme la continuité de Laëtitia. “Une fois diagnostiquée la fin des hommes, on peut les faire renaître sous les traits d’hommes justes”, écrit-il pour souligner cet effet de miroir.
Cette fois, Jablonka sort de la microhistoire pour adopter un point de vue global. Dans cet essai ambitieux, qui est aussi un manifeste politique, il revient aux sources historiques du système patriarcal et de sa mondialisation, explique son extraordinaire longévité, et plaide enfin pour l’avènement d’“hommes égalitaires, hostiles au patriarcat, épris de respect plus que de pouvoir. Juste des hommes, mais des hommes justes”.
Pour une implication des hommes dans la lutte féministe
Ce changement de paradigme exige avant tout un bouleversement des représentations communes de la masculinité, et donc des cultures qui en découlent. La masculinité doit-elle encore rimer, en 2019, après l’affaire Weinstein et plus récemment encore l’affaire Epstein, avec violence, agressivité, taciturnité, culte du pouvoir, puissance de l’argent, misogynie, homophobie ?
Ivan Jablonka ne s’y résout pas et appelle à dépasser les stéréotypes de genre qui voudraient absolument confondre virilité et masculinité. Pour cela, il faut élargir les brèches déjà ouvertes dans le monolithe.
Il est grand temps que les hommes prennent part à la lutte, suivant l’exemple d’une ultraminorité d’hommes du XIXe siècle, tels que Charles Fourier, John Stuart Mill et Nicolas de Condorcet
Alors que la révolution féministe, inachevée malgré les promesses de 1789 (comme l’a souligné Olympe de Gouges avec sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne), a peu mobilisé les hommes, il est grand temps que ceux-ci prennent part à la lutte, suivant l’exemple d’une ultraminorité d’hommes du XIXe siècle, tels que Charles Fourier, John Stuart Mill et Nicolas de Condorcet.
Car le patriarcat n’est pas une fatalité biologique, mais une construction sociale savamment entretenue depuis des siècles : “La domination subie par les femmes n’est pas un problème de sexe, mais de genre ; pas une malédiction biologique, mais une institution culturelle. Par conséquent, tout le monde est habilité à la combattre : le féminisme est un choix politique.”
Une violence masculine qui affectent aussi les hommes
L’historien se garde bien de tomber dans le paternalisme ou la condescendance vis-à-vis de l’autre moitié de l’humanité : “Les femmes n’ont pas besoin qu’on les assiste dans les combats qu’elles ont dû et su mener seules.” Mais en réfléchissant à leur propre masculinité, collective et individuelle, et en se redéfinissant par rapport aux droits des femmes, les hommes peuvent participer au démantèlement du système qui les bafoue.
Il ne s’agit donc pas de promouvoir les femmes (comme se contente de le faire le Premier ministre canadien Justin Trudeau, par ailleurs “l’un des seuls hommes d’Etat au monde à oser assumer son féminisme”), mais de changer le masculin, en lui retranchant “ses excroissances pathologiques, comme on débarrasse un arbre de ses branches pourries”.
“Les hommes se suicident trois à quatre fois plus que les femmes en raison des injonctions [qu’ils incorporent] depuis l’enfance”
Jablonka désigne trois “abus de genre” dont il faut se débarrasser : la masculinité criminelle (à l’origine du féminicide, cette “vengeance face à l’émancipation féminine”) ; la masculinité de privilège (“l’ensemble des avantages que leur genre confère aux hommes”) et la masculinité toxique (qui “propage une image dégradante des femmes” dans la culture de masse).
De manière étonnante, il montre que ces dévoiements affectent aussi les hommes eux-mêmes, qui “meurent plus précocement et plus brutalement que les femmes”, et “se suicident trois à quatre fois plus que les femmes” dans le monde entier, en raison “des injonctions [qu’ils incorporent] depuis l’enfance”.
L’androgyne, figure de l’homme nouveau
Pour renverser ces mécanismes de domination et faire émerger des relations hommes-femmes égalitaires, une séduction sur laquelle ne planerait aucune violence et une sexualité plus heureuse, l’art peut jouer le rôle d’aiguillon. C’est dans ce champ que Jablonka repère les premiers bataillons d’hommes justes. Dans les années 1920, le personnage d’antihéros inventé par Charlie Chaplin fait office de précurseur en passant son temps à “se heurter aux masculinités de domination, brutes, trappeurs, patrons, richards, policiers, etc.”.
L’androgynie fait aussi partie des outils de subversion des normes. David Bowie est celui qui a sans doute le plus contribué à transgresser les codes de la virilité en vigueur sur la scène rock britannique des années 1970 : en posant en robe sur la pochette de The Man Who Sold The World en 1970, en donnant vie au personnage extravagant de Ziggy Stardust en 1972, ou encore en devenant Aladdin Sane en 1973.
Les photos de Nan Goldin représentant des hommes maquillés, des drag-queens et des couples homosexuels séparés par le sida participent aussi au dérèglement des mentalités, comme les œuvres du dramaturge Jean-Luc Lagarce et du sociologue Didier Eribon. Ces masculinités aussi fragiles qu’indociles possèdent un caractère révolutionnaire.
Au malaise d’une génération de garçons perturbés par des injonctions contradictoires, alors que le vieux monde se meurt et que le nouveau peine à apparaître, Jablonka répond, revisitant Eddy de Pretto : tu seras féministe, mon kid.
Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités (Seuil), 448 p., 22 €
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