Les destins scandaleux et insolites des membres d’une famille afro-américaine sur fond d’émeutes raciales. Le premier roman diffusé en France de Bernice L. McFadden, nouvelle voix de la littérature noire américaine.
Il devrait en être des écrivains comme des footballeurs. Certains méritent d’être accueillis par une ola. Concernant ces auteurs, pour le simple bonheur de les lire enfin en français. A 47 ans et avec sept romans à son actif, Bernice L. McFadden est devenue une écrivaine de tout premier plan, la nouvelle figure imposante de la littérature noire américaine. Saluée par Toni Morrison et encensée par The Oprah Magazine, elle a déjà figuré deux fois sur la liste du prix Pulitzer pour Sugar et The Warmest December, non traduits en français. Son huitième livre est aussi le premier qu’on découvre.
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Habituée du vieux Sud et du Harlem de l’entre-deux-guerres, la romancière ancre Delta noir au sein d’une communauté noire du début du XXe siècle dans l’Etat du Mississippi. Là vont se succéder trois générations de femmes aux destinées scandaleuses : Doll, épouse de pasteur voleuse et nymphomane, Hemmingway, sa fille matricide, et sa petite-fille, une dénommée Tass éprise d’Emmett Till, ado afro-américain dont le meurtre en 1955 marquera le début du mouvement des droits civiques en faveur des Noirs.
Bernice McFadden ne fait pas dans la demi-mesure. C’est en premier lieu la complexité de son récit qui en fait un livre brillant, truffé d’arborescences et de destins confluents vers ce point aveugle de l’histoire, point de départ des émeutes raciales. Delta noir tient autant du conte que de la saga, de la peinture sociale que de la tragédie – un peu comme si la Lolita de Nabokov s’était invitée dans le Sud de Faulkner, main dans la main avec son héros noir assassin Joe Christmas.
Une brutalité sensuelle émane de cette histoire, relatée par un narrateur qui est une ville baptisée Money. Il y est question d’inceste, d’adultère, de déchaînements des éléments et de magie noire, sans oublier le spectre d’une prostituée torturée à mort, réincarnée parmi ceux qui disent la mépriser. Apôtre du réalisme magique, McFadden nous fait avaler une histoire à dormir debout : la croyance dans la réincarnation à travers la balade dans les corps et l’histoire d’un spectre assoiffé de vengeance – contre les Noirs bigots et les colons blancs « avec leurs sourires, leurs bibles, leurs armes et leurs maladies ».
Delta noir vogue sur cette crête bancale, inquiétante, de la croyance dans l’animisme et les forces occultes, muée en poésie lyrique et grinçante. Si l’histoire des Noirs américains a fait l’objet de relectures récentes, notamment au cinéma, celle-ci échappe aux canons romanesques du genre, ou du moins ouvre sa propre voie, sans modèle. Son territoire est peuplé d’héroïnes belles et diaboliques, créatures insurgées et bêtes de sexe, loin de la figure de la Noire opprimée. Ces personnages en révolte qui ne font rien comme tout le monde et engendrent à eux seuls une Amérique dans sa version la plus libre et politiquement incorrecte.
Emily Barnett
Delta noir (Editions Joëlle Losfeld), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laetitia Devaux, 256 pages, 22 €
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