Quand le maître US de l’horreur influence deux auteurs français, cela donne deux romans brillants autour du mal, écrits par la confirmée Delphine de Vigan et une découverte, Jérémy Fel.
Alors que son travail était considéré il y a quelques années encore comme de la littérature “populaire”, voire du roman pour adolescents, la réception de l’œuvre de Stephen King a récemment pris une autre ampleur. Le King est devenu un auteur respecté.
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Aujourd’hui, son univers surnaturel, claustrophobe, souvent prétexte à débusquer le mal derrière l’anodin, est celui qui semble avoir eu le plus d’influence sur le travail de deux écrivains français. Sans pour autant sombrer dans l’écueil “Dick Rivers” de la littérature, soit imiter les standards américains en français : il s’agit moins pour Delphine de Vigan et Jérémy Fel d’écrire des romans américains que de revisiter un genre à leur façon, très personnelle.
D’après une histoire vraie est aussi machiavélique que brillant
Si les premiers romans de Delphine de Vigan, dont le faible No et moi en 2007, ne nous avaient pas convaincus, il y a aujourd’hui quelque chose de jubilatoire à la voir s’améliorer de livre en livre, jusqu’à D’après une histoire vraie aujourd’hui, aussi machiavélique que brillant. Elle y hybride l’univers de Stephen King – surnaturel, paranoïa, menace constante émanant du quotidien – à ce genre très français qu’est l’autofiction.
Au centre de ce dispositif pervers, Delphine de Vigan elle-même, qui se relève mal de la sortie de son dernier roman, Rien ne s’oppose à la nuit (2011), où elle racontait l’histoire de sa famille, particulièrement celle, terrible, de sa mère.
On y croise François (Busnel), son compagnon, ses enfants, ses amis, quand surgit une certaine L., le genre de femme sophistiquée qu’elle a échoué à devenir, avec laquelle elle se lie jusqu’au moment où celle-ci prend de plus en plus d’ascendant sur elle, au point de l’isoler, au point même, lors d’un huis clos à la campagne très inspiré du Misery de Stephen King, d’essayer de la tuer.
Qui écrit quand on écrit ?
Chacune des trois parties du livre, “Séduction”, “Dépression”, “Trahison”, s’ouvre en exergue sur une phrase tirée d’un roman de King. Pas besoin d’avoir lu tout Lacan pour comprendre que cette “L.” se lit “Elle” dans un roman écrit à la première personne du singulier – mais qui est cette “elle” par rapport au “je” de Delphine de Vigan ? Son dédoublement en personnage de roman, celui-là même qu’on tient entre les mains, ou en écrivain, celui qui a écrit ce livre ?
De L’Homme au sable d’Hoffmann au Double de Dostoïevski en passant par Le Horla de Maupassant, le double est un thème récurent en littérature, toujours porteur d’une menace. De Vigan l’utilise pour étayer le véritable sujet de son livre : la mécanique de l’écriture. Qui parle quand on dit “je”, ou plutôt, qui écrit quand on écrit ?
Car le vrai postulat de D’après une histoire vraie est avant tout théorique : à une époque où les lecteurs semblent friands d’histoires vraies, croire que l’écriture autobiographique ne relèverait pas, elle aussi, de la fiction serait un leurre ; quant à la fiction, il s’agirait toujours d’une autobiographie psychique – et l’écrivain serait un schizophrène en puissance ?
Les Loups à leur porte est la révélation de cette rentrée littéraire
Moins affichée d’emblée chez Jérémy Fel, l’influence de Stephen King plane pourtant comme une ombre dans son premier roman, Les Loups à leur porte, la révélation de cette rentrée littéraire. Fel y fait défiler des histoires comme les chevaux de ces manèges de fête foraine qu’on retrouve dans les romans de King, chacune titrée par le prénom de son protagoniste.
Si ces vignettes, situées entre les Etats-Unis et la France, semblent d’abord ne pas avoir de lien entre elles, le fil rouge de cette construction vertigineuse se révélera peu à peu : une figure du mal, incarnée en la personne du dangereux Walter Kendrick, mais qui va s’avérer polymorphe tout au long d’un livre hanté par nos frayeurs enfantines, comme c’est aussi souvent le cas des textes de King.
Sauf que la force de Jérémy Fel est de dynamiter toute histoire principale en plusieurs éclats, pour les loger dans la vie et la psyché de ses autres personnages, sans qu’ils se croisent forcément au cours du roman. Chacun semblera hériter ainsi d’une part du mal à son insu, comme dans ce chapitre dédié au petit Damien.
Marqué par une scène terrifiante advenue durant son enfance (et deux cents pages plus tôt, dans le chapitre intitulé “Claire”), il se transformera en tueur sanguinaire lors de ses vacances dans un camp d’été, achevant à coups de couteau l’un de ses moniteurs, un pédophile sadique, finissant par en dévorer la chair et par en apprécier le goût.
Le mal peut faire irruption dans le réel le plus banal
Jérémy Fel n’a peur de rien : il joue aussi bien avec l’horreur que le gore, imbriqués à une trame de vrai-faux thriller aux influences également cinématographiques. On pense à David Lynch, dont les films cernent la part du mal en chacun de nous – et dans sa série, Twin Peaks, le mal s’appelle Bob mais peut prendre possession de tous.
Il en va de même avec Les Loups à leur porte : le mal évolue en nous et peut faire irruption dans notre réel le plus banal, le plus trivial, en nous métamorphosant en monstres, comme dans les contes et les légendes. Comme chez Delphine de Vigan, quand son double prendra une telle importance dans sa vie qu’il en deviendra dangereux.
Dans ces deux romans où le vrai et le faux, le réel et le surnaturel, le conte et le réalisme s’entremêlent, c’est la peur d’être dévoré vivant par un ogre qui l’emporte. Que l’ogre vive en soi est encore plus terrifiant. Que ce soit lui qui nous fasse écrire est à peine rassurant.
D’après une histoire vraie de Delphine de Vigan (JC Lattès), 484 pages, 20 €
Les Loups à leur porte de Jérémy Fel (Rivages), 448 pages, 20 €
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