“Dédales” est sans doute le livre le plus autobiographique du dessinateur américain Charles Burns. Il y est question de dessins, de films tournés en 8 mm et de romance, mais surtout, comme dans ses albums précédents, de créer un monde intérieur pour mieux supporter la réalité.
Depuis Black Hole, ouvrir une bande dessinée de Charles Burns revient à pénétrer un vortex qui nous transporte dans un univers à la fois familier et étrange. L’auteur américain n’a pas son pareil pour coucher sur papier des images tordues soufflées par son inconscient. Premier tome d’une nouvelle série, Dédales s’ouvre ainsi sur la vision du jeune Brian, alter ego assumé, réalisant un saisissant autoportrait où sa tête humaine est remplacée par celle d’un extraterrestre. Alors que Charles Burns va être le sujet d’une exposition événementielle au festival de BD de Colomiers, il donne quelques clés pour mieux appréhender son œuvre toujours aussi troublante.
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Entre votre dernière bande dessinée, Calavera, et la nouvelle, Dédales, cinq ans se sont écoulés. Vous aviez besoin d’une longue pause ?
Charles Burns — Quand je finis une histoire sur laquelle j’ai travaillé pendant des années, j’ai toujours besoin d’un certain temps avant de pouvoir partir vers un autre monde, une nouvelle série. Un long moment m’est nécessaire pour m’acclimater et trouver mon chemin vers cette nouvelle histoire. Avant Dédales, j’ai connu plusieurs faux départs et je me suis consacré à d’autres projets, dont deux livres de dessins, Vortex et Love Nest.
Avez-vous une routine ?
Elle consiste à toujours écrire, réunir des idées sur un carnet, prendre des notes. Parfois, les pistes que j’imagine ne mènent nulle part. Ça me surprend toujours quand, après avoir dessiné cinq pages, je réalise que l’histoire que je viens de commencer semble merdique. Je hais alors ce que j’ai devant les yeux, signe que je dois tout recommencer de zéro. J’ai atteint l’âge de 64 ans et, plus jeune, je pensais qu’à ce stade de ma carrière je serais plus professionnel que je ne le suis vraiment. J’espérais pouvoir passer plus facilement d’un projet à un autre. Mais, pour une raison que j’ignore toujours, ça m’est difficile. Je me montre très méthodique mais je n’aboutis pas toujours à un résultat, c’est frustrant.
Pour écrire, un état d’esprit spécifique est-il nécessaire ?
Je crois, mais je n’arrive pas facilement à me mettre en condition. Peut-être que je devrais tenter la méditation transcendantale. Mais non, je m’assieds tout simplement et j’écris. Certains jours, ça marche, d’autres pas. Je ne peux rien prédire. Parfois, c’est amusant, les pièces du puzzle peuvent se révéler d’elles-mêmes et se joindre.
Avez-vous besoin de vous nourrir d’autres arts ?
Non, je me concentre uniquement sur mes propres idées, pour trouver les directions vers lesquelles je veux aller. C’est un long processus que je dois m’infliger. Au niveau intellectuel, je dois savoir sur quoi j’ai envie d’écrire. Sauf que, plus tard, je comprendrai qu’il s’agissait complètement d’autre chose. Par exemple, le point de départ de la trilogie Toxic (les albums Toxic, La Ruche, Calavera – ndlr), c’était : « Je vais créer une histoire sur le punk-rock. » A la fin, il s’est révélé que ce n’était pas tant sur le monde du punk-rock que sur mes personnages, Doug, Sarah et les autres.
Vos rêves vous inspirent-ils ?
Non, ça n’arrive pas. Je crois qu’occasionnellement – on en discute entre dessinateurs – quand je rêve, je peux me saisir d’un livre ou d’un magazine, tomber sur une chose incroyable et parfaite. Ça m’est arrivé avec un Tintin inédit, par exemple. Bien sûr, tu ne peux pas l’importer dans la réalité !
Brian, un des personnages principaux de Dédales, n’arrête pas de dessiner. Avez-vous utilisé vos propres souvenirs pour l’imaginer ?
Quand ma femme a lu l’histoire, elle m’a dit en montrant Brian : « Oh, mais c’est toi ! » Elle me taquinait : « Oui, comme lui, tu es toujours assis à dessiner. » Et c’est vrai que c’est ce à quoi ressemble ma vie – rester assis devant ma table en regardant fixement une feuille de papier –, à part lors des rares occasions où je me lève de ma table pour sortir dans le monde réel. Dessiner a toujours constitué une partie de mon identité, encore plus quand j’étais jeune. La première séquence du livre, montrant Brian assis seul dans une cuisine immergé dans son dessin alors que Laurie va lui être présentée pour la première fois, est basée sur une impression que j’ai ressentie. Ce sentiment d’être seul dans la pièce puis d’être révélé à quelqu’un par mon travail. Adolescent, j’étais déjà tourné vers un monde intérieur, c’est ce qui m’occupait la plupart du temps.
La bande dessinée, est-ce un moyen de créer votre propre monde, loin de la réalité ?
Une question difficile. La BD, c’est essayer d’exprimer quelque chose et, pour moi, un procédé solitaire. Même quand j’avais 10 ou 12 ans, je prenais cette activité très au sérieux. Pourtant, je ne raisonnais pas en termes de public. Même adulte, je n’ai jamais eu la perception d’un lectorat que je chercherais à satisfaire ou attirer. Evidemment, j’espère que les gens réagiront de manière positive à mon travail.
Ce thèmedu conflit entre la réalité et un monde intérieur, imaginaire, semble irriguer toute votre œuvre…
C’est toujours difficile pour moi d’analyser mon travail, mais quand je regarde en arrière, je me rends compte que certaines idées reviennent souvent comme cette division entre mondes intérieur et extérieur. Peut-être n’ai-je qu’une seule histoire à raconter ! Mais j’essaie de le faire à chaque fois de manière différente.
Comme Brian et les autres personnages de Dédales, étiez-vous, plus jeune, fasciné par les films de monstres et de science-fiction ?
Il faut remonter à mon enfance. J’ai grandi à Seattle, dans l’Etat de Washington. A l’époque, il n’y avait que trois grosses chaînes de télévision, j’avais un accès réduit à ce genre de films. Mais quand j’étais au lycée puis à la fac, j’ai pu me rendre dans plein de petits cinémas qui projetaient de vieux longs métrages obscurs. C’est un monde qui s’ouvrait à moi, pour la première fois, je pouvais voir autre chose que des films grand public hollywoodiens. Une partie de Dédales est consacrée au tournage de films en 8 mm, une activité que l’on pratiquait avec mes amis. On prenait ça très au sérieux, on y consacrait beaucoup de temps. Ça coûtait cher, mais faire son propre film te procurait un sentiment extraordinaire. Concernant Dédales, ce qui a été étrange c’est de retranscrire en bande dessinée le fait que nos films étaient muets. Le livre laisse de la place au cliquetis du projecteur, mais les plus jeunes auront du mal à comprendre cette étrangeté.
Un des plus beaux passages de Dédales est consacré à L’Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel qui date de 1956. Qu’en est-il du cinéma de science-fiction contemporain ?
Je réfléchissais à ça, aux films récents que j’ai pu voir et apprécier. Je me gratte la tête car je suis incapable d’en nommer un seul. Il y a un moment dans ma vie où j’allais au vidéoclub louer tous les films d’horreur obscurs dont j’avais juste entendu parler. Peut-être que, depuis ce temps-là, je n’ai plus le même appétit.
L’action de vos livres a lieu dans le passé plutôt qu’aujourd’hui, pourquoi ?
Ce qui m’importe, c’est d’essayer d’avoir une voix authentique. Honnêtement, je ne pourrais pas me faire passer pour quelqu’un qui envoie des SMS toute la journée. Bon, je poste parfois des dessins sur Instagram, c’est tout. En revanche, nous avons deux filles qui ont plus ou moins grandi avec leur smartphone dans les mains. Ça ne me dit rien de plonger dans ce monde, la vieille personne à l’intérieur de moi trouve ça ennuyeux. Dans Dédales, Laurie dessine une carte pour elle-même, certainement une chose que je pourrais faire.
Laurie représente aussi une partie de vous ?
J’essaie de faire en sorte que tous les aspects de ma personnalité se retrouvent dans mes personnages. Ainsi, quand on voit Laurie se rendre en bus au rendez-vous fixé avec Brian, elle se fait des reproches à elle-même… c’est aussi moi. Mais je ne suis pas aussi sinistre que Brian, je ne m’imagine pas pleurant dans un cinéma devant L’Invasion des profanateurs de sépulture. En tout cas, leur romance sera importante pour la série.
Comme Brian, des images impriment-elles votre rétine depuis votre jeunesse ?
Au final, il s’agit davantage du souvenir de ces images que des images elles-mêmes. Par exemple, je me souvenais de certains livres de mon enfance. Quand je les ai retrouvés dans une librairie d’occasion, les images que j’avais en tête n’étaient pas là ! Enfant, quand je regardais un livre d’histoire illustré, je pouvais voir des batailles horribles, des effusions de sang. Les livres permettent d’expérimenter le monde ou, tout du moins, une de ses versions.
Il n’y a aucune porosité entre le monde de 2019 et celui de Dédales…
Certains auteurs sont capables d’évoquer des événements récents et d’en tirer une œuvre qui aura du sens et vivra plus longtemps que le dernier putain de tweet polémique. Je lis les journaux, je passe probablement trop de temps à regarder les news. Il ne s’agit donc pas de se cacher la tête dans le sable. C’est juste que de parler de notre présent ne me dit rien. Je me réveille chaque jour et j’ai l’impression de rejoindre une réalité alternative. Cela va au-delà de tout ce que j’aurais pu inventer dans mon imagination la plus dingue. Nous sommes vraiment foutus, c’est totalement déconcertant. Bon, je ne parlerai pas plus de politique.
Est-il toujours possible d’expérimenter avec le médium bande dessinée ?
Si je m’impose des contraintes dans mon travail, je reste ouvert aux inventions, aux nouveautés. Cela dit, je ne dessinerais pas non plus sur du plastique transparent ! L’aspect que je préfère, c’est d’ignorer le résultat final et la manière d’y arriver. Après Dédales, je prévois au moins deux autres livres. Je laisse de la place à l’histoire pour qu’elle se développe. Cette incertitude reste la partie intéressante pour moi, cet espace ouvert où je peux découvrir des choses que je n’avais pas anticipées.
Vincent Brunner
BD Dédales (Cornélius), 64 pages, 22,50 €
Exposition Dans le cadre du festival de BD de Colomiers, Pavillon Blanc, du 12 octobre au 4 janvier
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