Déjà paru l’année dernière en tirage limité, le bref A ce stade de la nuit ressort. A travers la question des migrants, Maylis de Kerangal entremêle esthétique et politique.
Le nouveau livre de Maylis de Kerangal s’appelle A ce stade de la nuit, et ce stade est à double fond : à la fois étape dans sa littérature (et non des moindres ! tel un cran au-dessus) et terrain d’une sorte de compétition sportive. Un marathon de 74 pages dont le signal de départ claque comme un coup de feu dans la nuit : ce soir du 3 octobre 2013 où la narratrice entend à la radio qu’au large de l’île de Lampedusa, 350 migrants venus d’Afrique ont péri noyés.
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A quoi pense-t-elle sur le coup du choc ? “La première image qui me vient à l’esprit est le visage de Burt Lancaster.” L’incongruité est si vive qu’on pense à une distraction, ou à une défausse, comme aux cartes (“je passe”), pour anesthésier l’inimaginable image des 350 noyés. Mais non, l’intempestif a une logique, voire une nécessité.
Spectres du réel
Si Burt Lancaster surgit, c’est que Lampedusa scintille du côté de Visconti, de son Guépard inspiré du roman de Giuseppe Tomasi, et donc du prince Salina, interprété dans le film par Lancaster. Et ainsi de suite lorsque d’autres spectres du réel vont bientôt naître de l’insomnie : Colomb et sa découverte de l’America ; une traversée ferroviaire de la Sibérie en lisant Bruce Chatwin ; les “lignes de chants” aborigènes ; d’autres îles, entre autres la volcanique Stromboli, et leurs habitants mythiques, littéraires ou réels ; Ulysse, cela va de soi, mais aussi un acteur misanthrope ou une impératrice neurasthénique, tous ceux “que la société rendit à la mer”.
C’est quoi ce bazar ? Les noces de Marabout et de son ami Ficelle ? Une divagation ? Plutôt une randonnée qui au fond de son tiroir abrite le passager clandestin de l’anglais “random” qui veut dire “aléatoire”. Penser, c’est toujours penser à autre chose, à l’entre-choses. Ecrire ce que l’on pense, c’est écrire de côté, en tirant des bords.
Mouvement migratoire
Maylis de Kerangal décrit ainsi son entreprise : “Une boucle tournoyante de sens”, où, dans un mouvement migratoire, la fiction ressaisit le réel et le réel renvoie la fiction dans ses buts. Jusqu’au mot de la fin, le mot “hospitalité”, qui n’en finit pas de clignoter comme une balise dans le naufrage de nos vies. A ce stade de la nuit redonne des couleurs à l’engagement, qualification délavée par le cynisme ricanant. Maylis de Kerangal est un écrivain engagé.
A ce stade de la nuit (Verticales), 74 pages, 7,50 €
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