Le grand reporter Matthieu Aikins s’est fait passer pour un réfugié afghan pour accompagner son ami dans son périple de Kaboul à Athènes. Il en fait le récit sidérant dans son salutaire “Les humbles ne prennent pas l’eau”. À lire d’urgence.
C’est un pays en guerre, une terre que presque toutes celles et ceux qui en ont la possibilité tâchent de fuir pour trouver refuge ailleurs. Matthieu Aikins, pourtant, y retourne à ses risques et périls. Son avion atterrit une fois de plus sur le tarmac abimé de l’aéroport de Kaboul ; il aperçoit les montagnes enneigées au loin. Il est de retour parce qu’il a promis à son ami Omar de l’aider à partir, face à l’avancée des talibans.
“Mon frère, tu me dis que tu n’es pas afghan ?”, l’interrogent les douaniers. Avec ses yeux en amande, ses cheveux noirs, sa barbe drue, hérités de ses aïeux japonais et européens, on le prend invariablement pour un local. Les autorités le soupçonnent même de faire de la contrebande sous un faux passeport occidental. Cette incongruité a donné au journaliste canadien une idée un peu folle mais géniale : il va bel et bien se faire passer pour un Afghan. Ainsi, le grand reporter au New York Times Magazine pourra-t-il accompagner Omar dans son périple clandestin vers l’Europe ?
Un périple de Kaboul à Athènes
“J’aurais confié ma vie à mon ami les yeux fermés”, écrit-il au début de son livre Les humbles ne craignent pas l’eau au sujet de l’interprète et chauffeur afghan, devenu au fil des ans comme son frère. Ce livre magnifique est le récit de leur périple de Kaboul à Athènes en passant par l’Iran, la Syrie, la Turquie. Les deux compagnons traversent des déserts et des mers, les frontières où l’on peut se prendre une balle dans la tête et les embarcations de fortune qui ont tendance à finir au fond de la Méditerranée. L’auteur détruit son passeport sans ciller, afin de mieux se mêler aux millions des réfugiés sur les routes de l’exil. Il vit la peur et la solidarité, la haine et l’accueil, le rejet de l’Europe. Il côtoie la mort, la barbarie, mais il décrit tout ce qui lui arrive avec pudeur, empathie. “Quelle importance ce que je ressentais ?, écrit-il un soir dans son carnet de route. J’aurais aimé être un simple enregistreur.” Il est alors séquestré dans le camp de Mória, sur l’île grecque de Lesbos, cette prison à ciel ouvert où les migrants sont entassés et laissés à l’abandon pendant parfois des années.
Les humbles ne craignent pas l’eau s’inscrit dans la grande tradition du journalisme en immersion, comme Au fil du rail de Ted Conover ou Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas. Si l’auteur s’efface pour mieux laisser parler celles et ceux qu’il décrit, son geste radical donne envie d’en savoir davantage à son sujet. Quel est cet homme qui a ainsi entrepris l’un des pires périples au monde ? Quels furent ses motifs ? Joint au téléphone, Aikins évoque ses aspirations d’écrivain, son grand voyage à vingt ans, un aller-simple Toronto-Paris, ses premiers récits sur les pays qu’il découvre, sa vie de patachon jusqu’à Kaboul, enfin sa toute première commande d’article, sur un chef de guerre afghan. Et de là, devenir reporter de guerre. Il reconnaît nourrir une “fascination pour les situations extrêmes et le danger. J’étais, comme beaucoup de jeunes, un junky de l’adrénaline”.
Voyage au bout de l’enfer
C’est pourtant avec l’œil avis et, expérimenté de celui qui en a trop vu, avec le sang-froid, la détermination, la force de celui qui en a trop vécu, qu’il traverse des épreuves inimaginables et parvient au bout d’un voyage dont peu ressortent sains et saufs. “Je ne veux pas dire que j’ai réussi à comprendre exactement ce que c’est qu’être un réfugié afghan, confie-t-il avec modestie. Même si nous étions dans le même bateau, ils ont une histoire que je n’ai pas, j’ai beaucoup de privilèges et c’est un choix que j’ai pu faire.”
Il cite Edward Saïd ou encore l’historien David Scott Fitzgerald, qui analysa comment “plus une personne est susceptible de demander l’asile en Occident, moins elle aura de chances de pouvoir embarquer sur un vol qui l’y mènera”. Un paradoxe hérité de la Seconde Guerre mondiale et des mesures prises par les États-Unis ou l’Europe pour empêcher les Juifs fuyant le nazisme d’entrer sur leurs territoires dans les années 1940. Récit d’un voyage au bout de l’enfer, Les humbles ne craignent pas l’eau se révèle paradoxalement un livre lumineux et porteur d’espoir. Parce que c’est chez ceux qui n’ont plus rien à perdre que l’on trouve parfois le plus de solidarité, c’est chez ceux qui ont le plus souffert que l’on trouve le plus d’humanité.
Matthieu Aikins, Les humbles ne craignent pas l’eau, un voyage infiltré. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Bonnot, Éditions du sous-sol, 400 pages, 22 euros.