La Suédoise Sara Stridsberg ranime la Lolita de Nabokov, dans un road-book statique et cauchemardesque, pour explorer l’essence de la féminité.
Godard avait raison : une femme est une femme. Un titre de film, mais surtout une phrase d’une symétrie parfaite, comme si d’un côté et de l’autre d’un miroir se tenait une femme qui se regardait en être une. Une femme passe sa vie à tenter d’être en accord parfait avec ce qu’elle doit être : une femme. Elle-même, une autre, sa mère, Kate Moss, plus souvent Emma Bovary, qu’importe. Une femme se construit en reflet avec une autre. Et Sara Stridsberg, qui n’en finit pas d’explorer le féminin après son très fort La Faculté des rêves, bio romancée de la féministe radicale Valérie Solanas avec laquelle on avait eu un choc à la rentrée 2009, va prendre cette fois comme symbole féminin la Lolita de Nabokov.
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Ou plutôt non : plus fine, ce sont tous les reflets de Dolorès – le vrai prénom de Lolita avant sa mue en objet sexuel prépubère pour européen décadent – qu’elle va décliner à l’infini dans son Darling River, Variations Dolorès. Dolorès veut dire douleur. La femme, selon Stridsberg, y serait condamnée : douleur d’enfanter, douleur d’être fille, mère, amante.
Une histoire vécue comme un mauvais rêve
Dans ce roman impressionniste à l’extrême, d’une grâce poétique oscillant sans cesse entre très bas et très haut, qui désincarne le corps à force d’irréel éthéré et l’incarne à coups de descriptions brutalement animales, la femme est dépecée et exhibée sous toutes les coutures. Elle se pare des plus beaux atours mais de son sexe suinte un liquide sombre. Un accouchement donne à peu près cela :
« La sage-femme passe le rasoir sans penser qu’entre les jambes de Dolorès toujours hâlées et gluantes et tremblantes et nues enfle une bulle de chewing-gum rose et que dans sa tête un parfum de fraises et de soleil et d’espérances explose. »
Dolorès, dite « Lo », vieillit près de son père qui l’emmène toutes les nuits rouler dans sa Jaguar au bord de forêts en flammes ; ce père qui baise des prostituées à l’arrière de la voiture tout en croisant le regard de sa fille dans le rétroviseur à l’instant où il jouit.
Pendant ce temps, les putes disparaissent mystérieusement – on retrouvera souvent leurs cadavres dans la rivière, ce Darling River marécageux au bord duquel Dolorès se fait prendre par ses amants. Sa mère a disparu depuis des années, aussi mystérieusement que les filles que fréquente son père. Pas besoin d’insister : on l’imagine volontiers assassinée par ce père qui passe son temps à tirer sur les vêtements qu’a laissés la mère, vêtements troués et brûlés que la fille tente à chaque fois en vain de repriser.
Darling River s’écrit comme un mauvais rêve, mais un rêve tout de même : non linéaire, sans sens apparent ou autre que celui qu’engendre une association d’images édifiantes pour qui voudra bien prendre la peine de les interpréter. Pendant que la fille et le père font tout sauf coucher ensemble, « une mère » sillonne les Etats-Unis de motel en motel dans une Amazon modèle 1970 en fumant cigarette sur cigarette.
Sara Stridsberg (née en 1972) a dû être gavée de cinéma hollywoodien depuis sa plus tendre enfance, avec ses torrents de clichés de femmes inoubliables qui ont appris à toutes les petites filles de sa génération à tenir une cigarette, marcher sur des hauts talons, porter une robe noire et des lunettes papillon.
Jouer le rôle de la femme comme on est censé le jouer
Cette femme n’existe pas, et pourtant les filles d’aujourd’hui la copient toutes à coups de vêtements, petits déguisements qui permettent de traverser une existence en jouant le bon rôle – celui que toute une société leur a assigné. Importance de la description :
« Il y avait mes robes, toujours de quelques tailles trop petites pour moi, notamment celle en velours bleu clair, avec cette déchirure des côtes à la nuque, parallèle à la fermeture Eclair, qui courait le long de ma colonne vertébrale comme une couture. J’avais ce vieux manteau pour dame jeté sur les épaules, et tant pis s’il partait en lambeaux, afin de protéger mon dos acnéique des insectes nocturnes. En revanche, mes bottines sanglaient systématiquement mes pieds, et à la perfection. Ainsi bridés, ils demeuraient gracieux et blancs comme si j’avais eu des pieds bandés depuis ma plus tendre enfance. »
Grâces et monstruosités de l’idée de beauté féminine. Il y aura aussi des manteaux léopard, des robes aux motifs de roses et aux boutons de nacre, des robes jaunes 1950 comme une seconde peau qui, une fois dépecée, laisse la femme à ce qu’elle est : un sexe, une odeur, des hommes qui tournent autour comme une menace. Sara Stridsberg a-t-elle ou non conscience qu’elle répète là un cliché misogyne qui aura longtemps écarté les femmes du social ?
« J’avais constamment la sensation de me retrouver dans le rêve de quelqu’un d’autre, dans une histoire racontée par un inconnu dont je ne parvenais jamais à distinguer la figure », dira la Lolita de son roman.
Et pour cause… Stridsberg a de plus une tentation pour le glauque mortifère dès qu’elle parle des femmes, dont on pourrait se lasser. Quant au roman de Nabokov, elle n’en fera pas grand-chose.
Mais elle est sans cesse sauvée par ses phrases d’une beauté hallucinée ou d’une vérité essentielle, la grâce poétique d’une écriture qui rappelle souvent la Laura Kasischke de A Suspicious River. Et puis sa Lolita, aussi incarnée qu’atmosphérique, paumée, coincée dans un cauchemar qui n’en finit jamais, concentre toutes les femmes dans son indétermination languide, sauvage. Une femme est une femme : variations.
Nelly Kaprièlian
Darling River, (Stock/La Cosmopolite), traduit du suédois par Jean-Baptiste Coursaud, 360 pages, 20,50€.
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