Une plongée dans le Manhattan des eighties et dans une enfance auprès d’une mère perdue par une artiste et activiste qui s’est longtemps vécue comme un garçon.
Née à New York en 1985, Io Tillett Wright est actrice, activiste, journaliste, auteure, photographe, présentatrice télé – mettez tous ces termes au masculin, et vous obtiendrez encore plus de possibilités. Ou pas – en tout cas, faut-il absolument choisir ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pendant une grande partie de son enfance, IO a rejeté les normes du genre : elle fut une petite fille qui sait qu’elle est un garçon, et qui se heurtera à nombre de situations qu’on imagine aussi cocasses que douloureuses, bref invivables.
Mais ce n’est pas tant parce que, dans ce premier livre, IO pose la question du genre dans un moment où il est à la fois primordial et à la mode d’en parler, surtout en Amérique (à cause de et grâce à Donald Trump), que Darling Days est une réussite.
Des détails comme sortis d’une chanson de Lou Reed ou de Patti Smith
Ce qui l’emporte, c’est la question de la mère, une photographe sublime, blonde, mince, 1,80 m, des yeux félins et des cheveux courts, accro à tous les excès, toutes les libertés, les mecs qui font mal et la dope ; et ce qui séduit, c’est la description du New York des paumés pendant toutes les années 1980 jusqu’aux années 1990, quand ça devient moins drôle, moins mythologique. IO, qui vit aujourd’hui à Los Angeles, sait même décrire le Lower Manhattan d’avant sa naissance, avec force détails percutants, poétiques et crus, comme sortis d’une chanson de Lou Reed ou de Patti Smith.
“Elle raconte qu’il lui avait offert le petit flingue parce que l’arme était aussi classe et élégante qu’elle. Un mélange féminin de métal et de nacre. Aussi mortel qu’elle. Elle le gardait sous son oreiller, ‘au cas où’. Son lit était, est, et sera toujours sous une fenêtre ouverte, et celle-ci donnait sur la Troisième Avenue. En 1981, son oreiller était pris en sandwich entre sa tête et son pistolet. Aujourd’hui, elle dort sans oreiller.”
Ainsi commence Darling Days, et pour du début, c’est du début ! Le revolver, annoncé servira, c’est certain : réel, il va métaphoriquement se charger. La mère, Rhonna, glamazon qui n’a peur de rien, anorexique et camée, va le retourner contre elle.
Au pied du Bowery Hotel, la jungle
Bienvenue dans le real deal, la vraie bohème et les vrais marginaux. On est dans un temps où “le Bowery hotel, aujourd’hui point de chute glamour pour starlettes en week-end, était une station-service ouverte non-stop où ma mère achetait du curry radioactif dans des assiettes en polystyrène au milieu de la nuit.”
Dehors, au pied de l’immeuble, c’est la jungle : Hells Angels, foyers pour hommes, clodos accros et on en passe… La mère est prête à tout pour défendre son enfant, surtout quand celui-ci est harcelé par d’autres gamins à l’école à cause de son genre non défini.
Pourtant, c’est cette mère aimante et adorée qui va peu à peu négliger sa fille, voire se retourner contre elle. Son père, parti vivre depuis quasiment sa naissance avec une autre femme, ne la prendra pas avec lui quand elle en aura besoin.
Parallèlement, la petite rencontre les premiers problèmes de base auxquels se heurtent les transsexuels. Quand, par exemple, un prof exige d’elle qu’elle aille se changer pour la gym dans les vestiaires des filles, alors que la gamine a pris soin de porter son jogging sur elle, pour éviter l’impasse : elle ne peut pas aller chez les filles, puisqu’elle est un garçon – et elle ne peut pas aller chez les garçons, car elle est, biologiquement, une fille.
Un très beau roman d’initiation où plane l’urgence de se réinventer
IO Tillett Wright aborde cela avec une apparente légèreté, sans lui donner plus d’importance que le reste, car le reste est peut-être encore plus douloureux : sa mère qui tombe, et va l’entraîner dans sa chute si elle ne décide pas, un jour, de sauver sa peau. Quitte à passer le reste de sa vie de jeune adulte hantée par la culpabilité.
Si parfois l’écriture se fait trop métaphorique, cède trop à la tentation du “poétique” – “Les émotions, c’est comme du jus d’orange”, etc. –, si parfois aussi l’auteure tombe trop dans la recension trop minutieuse de sa vie, comme si chaque microfait avait l’importance d’un événement, Darling Days est un très beau roman d’initiation pas comme les autres, d’initiation entre paumés, d’initiation de la marge, solitaire et solaire – d’initiation contre les autres aussi, mais avec une immense tendresse pour eux.
Comment vivre dans un “nous” quand tout ce qui fait la norme se disloque en soi et autour de soi ? IO fera un passage en pension, en Angleterre puis en Allemagne, elle rencontrera ses premières amoureuses, reviendra prendre soin de sa mère à New York.
Chaque page de Darling Days pulse de l’urgence de se réinventer, de survivre et d’aider les autres à en faire autant, de pardonner et d’aimer – c’est l’histoire d’une rédemption, avec les happy ends qu’on se trouve ou qu’on s’invente de bric et de broc. Sauve qui peut la vie. Nelly Kaprièlian
Darling Days (Seuil), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé, 432 p., 22,50 €
{"type":"Banniere-Basse"}