Mise à jour du 6 mai : Bernard Pivot est décédé à l’âge de 89 ans.
Jusqu’en 1990, Bernard Pivot a animé Apostrophes. Digne héritier, François Busnel a créé La Grande Librairie en 2008. Pour nous, ils débattent en exclusivité de la présence des livres à la télé et des ingrédients nécessaires pour réussir une bonne émission.
Etait-ce difficile, dans les années 1970, de faire une émission littéraire ? Et aujourd’hui, faut-il se battre pour en imposer une ?
Bernard Pivot – C’était très facile : la première chaîne est venue me chercher en 1973, alors que j’étais chef du service littéraire au Figaro, parce qu’elle n’était pas contente de ses émissions littéraires, alors mensuelles. Dès avril 1973, j’ai fait Ouvrez les guillemets, sans aucune préparation.
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La responsable de la chaîne m’a dit le lendemain : “L’émission était mauvaise, ne portez plus jamais cette veste qui vous fait ressembler à un garçon de café, et vous êtes fait pour la télé.” C’était déjà un plateau avec des écrivains, mais sans thème, alors que chaque Apostrophes a eu un thème. C’est quand l’ORTF a éclaté que j’ai fait cette émission sur la deuxième chaîne.
François Busnel – Je n’ai jamais rencontré de difficultés. C’est Patrick de Carolis, à l’époque où je faisais une émission culturelle sur Direct 8, qui m’a demandé de réfléchir à une émission littéraire pour remplacer Le Bateau livre sur France 5. Ce qui est bien, c’est que la chaîne m’a donné du temps, et heureusement, car il a fallu trois ans pour que La Grande Librairie s’installe.
Il faut laisser le temps aux gens de s’habituer à un programme littéraire. Je crois beaucoup à la force de l’habitude, c’est pourquoi une émission doit être hebdomadaire : l’importance de la récurrence a beaucoup joué pour Apostrophes. J’ai une immense admiration pour Bernard et Apostrophes, et je savais que je n’arriverais pas à faire mieux, alors j’ai essayé de faire autre chose. Par exemple, puisque la littérature étrangère est très lue, j’ai voulu qu’il y ait des reportages chez les auteurs étrangers.
Il semble pourtant que les chaînes soient très frileuses à l’idée de programmer des émissions littéraires. Et la présence des écrivains est devenue rare à la télé…
François Busnel – Le piège est de penser qu’on peut mettre un peu de livres dans toutes les émissions, dont les talk-shows. Du coup, à force d’avoir des livres partout, la littérature n’est nulle part.
Bernard Pivot – La télé française est unique au monde. Quand elle a été créée, aux côtés des JT et des jeux, on a tout de suite ajouté une émission littéraire. Parce que la France a toujours vécu dans l’admiration des écrivains : on a canonisé Proust, fait des funérailles grandioses à Hugo, etc. Donc il semblait naturel aux fondateurs de la télé d’avoir une émission littéraire. A l’époque, on m’a beaucoup accusé d’avoir le monopole, mais c’est faux : chaque année, TF1 essayait de lancer son émission littéraire pour concurrencer Apostrophes. Mais c’est une époque totalement révolue.
François Busnel – Vous le viviez comme une véritable concurrence ?
Bernard Pivot – Oui, et je ne mésestimais pas mes concurrents. Ils avaient fait l’erreur de faire venir Philippe Tesson, qui était aussi calé que les écrivains qu’il invitait. Or il ne faut jamais se montrer aussi brillant que ses invités. Ce qui a changé aussi, c’est qu’à l’époque les écrivains étaient des stars. Aujourd’hui, ils doivent rivaliser avec des politiques, des chefs d’entreprise, etc.
On se souvient des coups d’éclat à Apostrophes : Morgan Sportès insultant Marc Edouard Nabe, Bukowski complètement ivre… Les écrivains étaient-ils plus libres ?
Bernard Pivot – J’ai eu la chance d’arriver à la télé au bon moment, quand elle devenait un média de masse, et d’en partir au bon moment aussi, quand la question de l’audimat a pris une importance énorme. On a oublié qu’à un moment la presse avait interdiction de diffuser les audiences des émissions.
A l’époque, les écrivains découvraient la télé. Elle faisait d’ailleurs peur, et certains refusaient de participer à Apostrophes, alors qu’aujourd’hui plus aucun ne refuse. Julien Gracq, Cioran, René Char avaient dit non, car ils avaient produit leur œuvre avant la télé et n’en avaient pas besoin. Dans le livre que j’ai écrit avec Pierre Nora, Le Métier de lire, Nora raconte les embarras des grands intellectuels de l’époque qui se demandaient s’ils devaient aller à la télé ou non.
Par exemple, Georges Duby voulait venir mais sa femme l’a engueulé. Les écrivains découvraient la télé, ils étaient libres, il y avait davantage d’innocence. A la fin de Bouillon de culture, les polémiques ne pouvaient plus exister car les éditeurs disaient à leurs auteurs que polémiquer serait très mauvais pour la vente de leur livre.
François, regrettez-vous ce temps ?
François Busnel – Non. J’hérite de la situation que Bernard a bien décrite. Aujourd’hui, pour beaucoup, les auteurs ont presque été pasteurisés par leurs éditeurs, qui leur disent que celui qui s’énerve a perdu en télé. Une éducation de la télé s’est faite sans le savoir, et il y a moins d’écrivains capables de jouer le rôle que tenait François Cavanna.
J’ai décidé dès le début de faire une émission sans polémique. Quand je l’ai conçue, il y avait l’émission, alors quotidienne, de Frédéric Taddéï, Ce soir (ou jamais !), qui faisait ça très bien. Et puis, avec la multiplication des chaînes, des talk-shows, l’attention des spectateurs s’est réduite : aujourd’hui, ils zappent.
Du temps d’Apostrophes, on pouvait cadrer Duras pendant deux minutes, aujourd’hui il y a des jeux de lumières, sept caméras sur un auteur, on nous dit que ça doit aller vite. J’ai voulu que mon émission soit un îlot de résistance, qu’elle remette la fiction à sa place, qu’un auteur ait du temps pour parler de ce qu’il connaît le mieux : l’art d’écrire.
J’ai été très marqué par les grands entretiens de la Paris Review, qui faisaient parler les écrivains du mystère de la création littéraire. J’essaie ainsi de créer les conditions de parole qui produiront non pas de la polémique, mais de l’émotion, pour que jaillisse une vérité.
Juste après Bouillon de culture est arrivé quelque chose qui a contribué à écarter le livre : le règne du sarcasme, des chroniqueurs. ça a fait de l’écrivain un artiste qui vient se justifier. Je préfère de loin ce que Bernard a incarné : l’enthousiasme. Vous jouiez un rôle d’éveilleur de conscience car vous remettiez l’enthousiasme au cœur de la lecture sans passer pour un benêt.
Bernard Pivot – L’émission de François est homogène, centrée sur la passion, l’émotion, elle est bien huilée. La mienne était hétérogène. Il n’y en avait pas deux qui se ressemblaient. Il y avait des polémiques, ou au contraire des gens très différents qui pouvaient se découvrir des passions communes.
François invite des écrivains dont il a aimé les livres, alors que moi j’invitais des gens dont je n’aimais pas toujours les textes mais qui faisaient l’actualité. Je n’ai jamais fait passer mes goûts avant la curiosité du spectateur pour tel ou tel auteur. Parfois ça se passait mal. Je me souviens de Pierre-Jean Remy, à qui j’ai reproché de commettre quatre répétitions en cinq lignes. Il ne me l’a pas pardonné.
Quelle est votre définition d’une émission réussie ?
Bernard Pivot – C’est celle où je disparaîtrais de l’image, où les invités auraient une conversation brillante sans que je sois intervenu.
François Busnel – Une émission réussie, c’est une émission qui rendrait Bernard Pivot jaloux. (rires) J’ai mis longtemps à me débarrasser de l’idée de devoir satisfaire l’audience. Je veux que l’écrivain soit dans le plaisir, pour que cela donne aux gens l’envie de lire, qu’ils se disent que son livre est fait pour eux.
Aujourd’hui, ni la télé ni la société ne placent plus la littérature au centre, alors je veux redonner le goût de lire. Une émission littéraire n’est pas là pour faire de la critique de fond, pour cela il y a la presse écrite ; ni professorale, pour ça il y a l’université, mais elle peut allumer une étincelle dans l’œil du spectateur.
Faut-il inviter des auteurs très célèbres pour donner aux spectateurs l’envie de regarder ?
François Busnel – C’est indispensable, et ce n’est pas grave.
Bernard Pivot – Ce sont d’ailleurs toujours les mêmes : Le Clézio, Modiano, d’Ormesson…
François Busnel – Moi, j’ai aussi Amélie Nothomb. (sourires) Il faut être journaliste avant d’être critique, ce qui veut dire s’intéresser à tout. A l’époque, la télé, c’était l’université populaire. Pivot avec Apostrophes et Chancel sur Inter avec Radioscopie étaient mon pôle Nord et mon pôle Sud. Quand je suis impressionné par un auteur, je me demande toujours ce qu’auraient fait Bernard ou Chancel…
Par quel écrivain avez-vous été le plus impressionnés ?
Bernard Pivot – Par Soljenitsyne, chez lui aux Etats-Unis. Un grand écrivain, mais aussi un homme politique, qui avait survécu à trois fléaux : la guerre, le cancer et le goulag. On était quatorze à débarquer chez lui et il était stupéfait. A la fin, il nous a dit qu’il avait la conviction intime qu’il retournerait dans son pays. On se disait qu’il se faisait des illusions, mais il a eu raison : six ans après, il a pu retourner en Russie.
Celui qui m’a posé problème, c’est Claude Lévi-Strauss, car je n’ai pas fait d’études d’anthropologie et je craignais de poser une question idiote. En plus, il n’avait pas la réputation d’être facile. Or il a été d’une grande gentillesse et prévenance. Il y a eu aussi Julien Green, en tête à tête chez lui, alors que je savais qu’il ne me considérait pas avec sympathie, que j’étais même un peu le diable pour lui. Le dialogue a été tendu. Et à un moment, il a rigolé à cause de la question que je lui ai posée et ça a marché. Je voulais lui demander pourquoi il n’écrivait jamais le mot “homosexualité”, or je n’arrivais pas moi-même à me souvenir du mot…
François Busnel – Vous aviez le trac ?
Bernard Pivot – Non, je pense qu’il faut laisser ça aux comédiens. Mais j’avais une sorte de trou d’air avant de commencer, juste dix secondes. Et après, c’est fini, on oublie.
François Busnel – Moi, j’ai le trac. Jusqu’à la première réponse, et après c’est le plaisir qui vient. Je me dis qu’il faut amuser les gens et s’amuser, j’aime beaucoup le gai savoir. Pour cela, Umberto Eco était formidable. C’est pourquoi j’invite les auteurs dont j’aime les livres, mais je peux faire une exception : je n’aime pas toujours les livres de Gabriel Matzneff mais je continue à l’inviter.
Bernard Pivot – Matzneff a provoqué l’une des grandes polémiques d’Apostrophes, face à Denise Bombardier.
François Busnel – La grande différence aujourd’hui, c’est que Matzneff ne fait plus polémique. Les temps ont vraiment changé. Les médias ont tout banalisé. Les écrivains qui m’ont impressionné sont Jim Harrison, Philip Roth, Richard Ford. Mais mon Julien Green à moi, ça a été Jean Echenoz, que je vénère mais dont je connais les silences. Il a un regard extraordinaire, on peut voir qu’il n’a pas envie que vous lui posiez telle question…
Bernard Pivot – Alors là, il faut justement la poser !
François Busnel – On ne dira jamais assez à quel point Apostrophes a compté pour les adolescents dans les années 1980, face à une école pour laquelle un bon écrivain était forcément mort. Tout d’un coup, on voyait des apaches à la télé.
Bernard, vous n’avez pas été impressionné par Nabokov ?
Bernard Pivot – Bien sûr, il avait une telle intelligence, un tel caractère. J’ai dû aller au palace de Montreux où il vivait, le rencontrer avec sa femme, pour qu’il accepte l’émission. Il était d’un orgueil terrible : il ne voulait pas que sortent de sa bouche des propos auxquels il n’avait pas réfléchi, et m’a demandé de lui envoyer les questions à l’avance. J’ai décidé de faire une entorse à mon métier de journaliste et je les lui ai fait parvenir.
Lors de l’émission, il avait tout prévu : un rempart de livres pour cacher ses feuillets avec les réponses écrites qu’il voulait lire en faisant croire qu’il ne lisait pas, que c’était spontané. Il a demandé à avoir du whisky dans une théière – pour ne pas donner le mauvais exemple, m’avait-il dit. Il souffrait de la prostate, alors il avait aussi demandé un urinoir de secours derrière le décor, car l’émission durait 1 heure 10. Et puis j’ai été impressionné par Simenon, parce que c’est Simenon, Duras parce que c’est Duras…
Quelles qualités faut-il posséder pour animer une émission littéraire ?
François Busnel – Il faut être lecteur et tout lire : être totalement impliqué. Je prends le livre et je le démonte pour voir comment il est fabriqué. Laisser du temps aux écrivains. Mais ce n’est pas facile. Les écrivains ne sont pas des stars, ils n’ont pas l’aisance des acteurs.
Bernard Pivot – Je ne suis pas d’accord. Ce que je dis toujours, c’est que la chance que j’ai eue, c’est justement d’interviewer des écrivains, et pas des sportifs par exemple. Les écrivains parlent mieux que les autres, ce qu’ils disent est d’une qualité supérieure à ce qu’on entend à la télévision.
François Busnel – Oui, mais il faut être à la hauteur, toujours s’élever plus haut que soi. Il ne faut pas se rater quand on a ces écrivains-là. Et à l’époque, vous étiez seul, alors que face à mon émission il y a vingt-trois chaînes où les auteurs sont invités un peu partout. Alors quand je les reçois, j’essaie de leur faire dire quelque chose qu’ils n’ont pas dit ailleurs.
Bernard Pivot – Mais même aujourd’hui, les écrivains sont peu interviewés à la télé, contrairement aux politiques ou aux acteurs de cinéma. C’est une chance. L’écrivain est un produit rare et, bien sûr, ça nous oblige à être à la hauteur, mais sans pour autant se torturer l’esprit.
Bernard, vous n’hésitiez pas à mettre les pieds dans le plat…
Bernard Pivot – Rétrospectivement, je suis sidéré par mon audace. Je me souviens avoir engueulé Madeleine Chapsal pour lui faire dire que son livre n’était pas un roman mais un récit autobiographique… Avec l’âge, je n’oserais plus.
François Busnel – Il faut le faire, aller chercher la petite bête dans le livre. On a besoin de ces moments où on déstabilise nos invités, car ça libère leur parole, ça crée de la complicité, et ça évite le ronronnement. Il faut qu’il se passe quelque chose dans leur discours. Les mots et leur usage sont importants dans une émission littéraire, or je ne veux pas que les écrivains produisent des effets de langage et le même discours partout, mais disent quelque chose de vrai. Il ne faut pas non plus hésiter à poser la question qui vous fait passer pour un imbécile – ça, c’est encore l’école Pivot –, parce que c’est souvent celle que le téléspectateur se pose.
Bernard Pivot – Comme disait Pierre Nora, nous sommes les interprètes de la curiosité publique.
Apostrophes et Bouillon de culture sur ina.fr
La Grande Librairie tous les jeudis, 20 h 35, France 5. En replay sur france5.fr
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