Comment ne pas céder à l’air du temps et conjurer le pire ? Celui qui assume l’incertitude de son savoir invite à ne renoncer à rien dans une réflexion sur le présent et sur ce que peut l’histoire.
Qui, dans les heures sombres de sa vie, ne se sent pas traversé·e intérieurement par l’idée de l’effondrement ? Du péril climatique aux séismes sociaux, tout concourt à y croire. Que faire du temps qui reste avant la catastrophe finale ? Crier au loup, renoncer à tout, se perdre dans le lamento de la fin du monde ?
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Ce temps qui reste offre à l’historien Patrick Boucheron l’occasion d’une réflexion vivifiante sur le comment faire face au présent et y porter une attention critique. Moins à la manière d’un commentateur affûté de l’actualité qu’à celle d’un témoin “travaillé par l’histoire”, et que l’histoire fait travailler pour penser le présent.
Fertile inquiétude
“Je ne cesserai jamais de répéter que l’histoire, comme discipline, ne s’affaiblit nullement en exposant ses incertitudes”, écrit-il dans ce court texte incisif, Le Temps qui reste, cherchant sans donner de leçon à clarifier sa propre position d’intellectuel dans l’arène publique. “Comment organiser son pessimisme pour ne pas désespérer […], comment prendre sa part des combats à mener en rendant serviable à toutes et tous un travail de pensée ?”, se demande le professeur au Collège de France, aspiré et inspiré par sa volonté de ne pas céder à la rhétorique des collapsologues. L’inquiétude, indexée à son savoir, a au contraire chez lui la vertu d’une ressource féconde au service du courage de penser et d’agir.
Si Boucheron se refuse à jouer les prophètes éclairé·es, il tient à clarifier ce que peut l’historien·ne dans le débat sur la catastrophe qui rôde. “On ne prévient pas un désastre par la crainte des fins dernières”, en accumulant les renoncements qui empêchent “de faire ployer l’ordre du temps”. Certes, le temps presse et il est bien tard, “mais il n’est peut-être pas trop tard”, insiste-t-il.
Il sait bien qu’il n’y a en histoire ni commencement ni fin, seulement “le film accidenté d’un drame que l’on continue de vouloir amadouer en le flattant du nom de crise alors qu’il n’est rien d’autre qu’une trajectoire”. Dans cette trajectoire, rien n’est jamais totalement perdu, et l’historien peut consigner les traces de nos devenirs plutôt qu’honorer exclusivement nos pertes.
Penser contre la fatalité
Armé des lectures d’Émile Zola, Stefan Zweig, Günther Anders, Ernst Bloch ou Walter Benjamin, qui estimait déjà que la catastrophe n’est pas le surgissement de l’inattendu mais la continuation du pire “dès lors que personne ne trouve le moyen d’y contrevenir”, Boucheron cherche moins à prédire le temps qu’il fait qu’à “dire ce que le temps nous fait”. Il y a tant de combats concrets à mener, tant de livres à lire grâce auxquels le pire sera peut-être conjuré.
Contre le sentiment vague qui engourdit tout désir d’action, contre l’accoutumance à la fin du monde, l’engagement de Boucheron pour la faim du monde défend de la plus humble des manières la “puissance d’effraction” de certains événements, qui “ouvrent parfois le temps historique à ses puissances insoupçonnables”. Il y a tant à accomplir dans le temps qui reste et qu’il nous appartient collectivement d’arracher à la fatalité désespérante de l’histoire.
Le Temps qui reste de Patrick Boucheron (Seuil/“Libelle”), 84 p., 5,90 €. En librairie.
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