Après s’être penché sur les années Sarkozy, le Grand Paris ou la construction de l’Europe, Aurélien Bellanger renoue avec sa fascination romanesque pour les objets de la modernité, ces machines qui bornent la course froide d’un techno-capitalisme effréné. Dans Téléréalité, il s’attaque à la télévision. Des variétés paillettes de Pascal Sevran au sacrifice hertzien de Loana, plongée dans l’art de vendre du temps de cerveau disponible. Entretien.
Comment est né le projet Téléréalité ?
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Aurélien Bellanger — L’accident, c’est un article du Monde sur le rachat d’Endemol par Stéphane Courbit, il y a deux ans. Ça a été le point de départ, à cause d’un gag ridicule : je connais très bien les années Sarkozy, j’ai bossé dessus.
Stéphane Courbit est un vrai personnage de cette période-là, or je le confondais avec Rolland Courbis, l’ancien entraîneur de l’OM. J’avais aggloméré les deux prénoms. Donc Stéphane Courbit, je l’avais manqué. Je ne connaissais pas son existence avant de le découvrir au moment du rachat d’Endemol.
Qu’est-ce qui t’a intéressé dans ce personnage ?
C’est le petit provincial qui devient roi de la télé. Il y avait une pureté narrative qui me plaisait. Et la seconde chose, propre à ma génération, c’est que j’ai un rapport de vraie fascination pour la télé. Ça a été à 99 % les images que j’ai consommées jusqu’à mes 25, 30 ans.
Je trouve ça très beau mais d’une beauté bizarre, mélancolique. Les habillages de chaîne me fascinent depuis toujours. Et notamment ceux d’avant, lorsqu’on voyait seulement les intertitres bleus des publicités, ça avait l’air d’être déjà quelque chose du futur, d’une sorte de langage froid des machines ou du langage du capitalisme sans aucune fioriture, sans aucune incarnation.
Quel rapport entretiens-tu à la télévision ?
La télé me fascine pour ça, en tant qu’elle est spectacle autonome. Quand j’ai lu, assez jeune, à 20 ans, La Société du spectacle de Debord, j’ai vraiment reconnu mon expérience de spectateur.
“La critique de la télé en France ne dit pas la grandeur, le sublime, potentiellement affreux, mais glaçant de ce spectacle”
Ce qui est intéressant, c’est que la critique de la télé en France est tout de suite morale et rarement esthétique. Elle ne dit pas la grandeur, le sublime, potentiellement affreux, mais glaçant de ce spectacle.
L’exemple le plus emblématique, avant même Loft Story et la surexposition du corps de Loana, ce sont les footballeurs filmés par plusieurs caméras, aux ombres écartelées.
“Je voulais raconter la télé qui faisait de l’art, notamment dans la variété”
C’est déjà un spectacle un peu sacrificiel. Et puis avec la télévision, je trouve que l’on est dans un vrai point aveugle de l’histoire de l’art. Je voulais raconter la télé qui faisait de l’art, notamment dans la variété.
J’ai beaucoup de respect pour les émissions de variétés et je trouve que beaucoup d’objets ne sont pas bien traités par la critique de télévision, qui est un genre qui n’a quasiment jamais existé.
Par plusieurs aspects, ce roman semble renvoyer à ton premier, La Théorie de l’information (2012)…
Oui, déjà parce que les parcours des personnages se ressemblent. C’est une sorte d’obsession que j’ai pour les milliardaires self-made men, made in France. Et puis, quelque chose aussi de la fascination pour une sorte de monde d’après.
Dans le premier, c’était la modernité technologique. Ici, on ne peut pas dire que la télé soit à la pointe de la modernité, mais elle a été une mise en scène de la modernité et, jusqu’à peu, elle était une instance de validation. Rien n’existait si ça ne passait pas à la télévision.
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Et comment expliques-tu ce goût d’écrivain pour les personnages de tycoons ?
C’est un point tellement aveugle de mes livres qu’il fallait que je finisse par le traiter réflexivement, avec, disons, lucidité. Et, bizarrement, je pense que c’est ce par quoi mes livres sont le plus de gauche et le plus marxiste. Une phrase de Brecht sur laquelle je suis tombé récemment dit en substance : “Les capitalistes ont besoin d’être seuls pour être intelligents, contrairement aux prolétaires.”
Ça résume, je crois, l’essence même du capitalisme qui s’incarnerait chez ces milliardaires, presque comme une pathologie mélancolique. Ou bien comme si, avec ces personnages, le capitalisme prenait brièvement forme humaine. En cela, je ne renie pas la première phrase de La Théorie de l’information : “Les milliardaires sont les prolétaires de la post-humanité.”
“Aujourd’hui, beaucoup de gens croient, même inconsciemment, que Musk va tous nous emmener sur Mars pour nous sauver la vie”
Je trouve que, tout à fait paradoxalement, ils sont d’une extrême misère, indépendamment de leurs facilités financières. Et puis, c’est une vraie mythologie contemporaine le milliardaire, incontestablement. On le voit avec Elon Musk aujourd’hui. C’est là que se jouent les enjeux de l’époque, voire les enjeux messianiques de l’époque. Aujourd’hui, beaucoup de gens croient, même inconsciemment, que Musk va tous nous emmener sur Mars pour nous sauver la vie – quand bien même il n’est pas spécialement en train de nous offrir des voitures.
D’ailleurs, dans le roman, tu ne cesses de renvoyer la téléréalité à quelque chose de mystique. En comparant les plateaux à des monastères, en rappelant que chaque programme a son confessionnal, etc.
Encore une fois, c’était presque un gag au début. Je suis parti du constat qu’on avait trop assimilé les Lofteurs à des âmes perdues. Et puis ces règles très strictes qu’ils vont suivre pendant toute la durée du programme ne peuvent pas ne pas rappeler la longue histoire du monarchisme et des ordres religieux : obéir à une voix, etc. Il y avait une analogie formelle qui me semblait marrante à explorer.
Dans un deuxième temps, il y avait la question du narcissisme. On a trop facilement réduit le narcissisme à quelque chose de mal. Alors, dans le roman, je fais dire – provocation facile – à l’un des personnages, un prêtre, qu’on pourrait avoir un rapport presque évangélique au narcissisme : “Prends soin de ton prochain comme de toi-même.”
Plus sérieusement, la longue histoire du sentiment de soi à travers la postmodernité de l’Occident finissant a quelque chose en soi de religieux. Ça m’intéressait de relier ça à ça et pas juste de dire : “Aujourd’hui, on est narcissique, on prend des selfies.”
“Dans tous mes livres, je vais chercher la transcendance dans l’immanence la plus absolue”
C’est un peu ce que je fais dans tous mes livres, je vais chercher la transcendance dans l’immanence la plus absolue. Je ne sais pas si ça va marcher, mais c’est un mouvement qui m’intéresse. Aller chercher l’endroit le moins religieux au monde et essayer d’en faire une lecture religieuse. Je crois aux vertus métaphysiques de l’oxymore.
Comment ce nouveau texte s’inscrit-il dans ton œuvre romanesque ?
A la base, je travaillais sur un projet – sur lequel je suis toujours d’ailleurs – mais que j’ai du mal à amorcer. Quand, soudain, j’ai eu cette idée de roman qui n’était pas du tout prévu au programme. C’est ce qui est marrant d’ailleurs : avoir un programme et faire des petites bifurcations. Et donc, Téléréalité est une bifurcation mais qui raboute parce que c’est une relecture du premier.
Et puis, il y a aussi ce projet plus souterrain : ces deux dernières années, j’ai beaucoup lu Walter Benjamin. Et là, c’est le premier livre qui révèle son influence, à savoir une analyse entre marxisme et esthétique.
Quelle est l’idée ?
Je pense que des structures de domination et du capital en tant que tel, on ne peut savoir que la forme esthétique qu’elles se donnent. C’est la grande découverte de Benjamin. Un jour, il va chez sa tante et il y a une sorte de petite vitrine qui met en scène une pierre avec des petits mineurs automates qui taillent cette pierre.
C’est l’idée que ce système d’exploitation très dur qu’a été le travail dans les mines au début du XIXe siècle devienne, deux générations plus tard, une sorte de jouet animé dans le salon d’une grande bourgeoise de Berlin. C’est comme si, par le filtre uniquement esthétique, donc de la production d’objets en tant qu’œuvres d’art, on arrivait à comprendre profondément quelle forme se donne ce grand fantôme invisible que serait le capital.
“La télévision comme un vieux truc de magicien, qui montre toujours à dessein le mauvais endroit”
C’est à la fois intéressant, car l’œuvre d’art est obligée de s’intégrer à cela – elle est grosso modo, pour le dire en mauvais marxisme, le divertissement du bourgeois et, néanmoins, elle est le seul observatoire qu’on a pour scruter cette espèce d’indicible profond que seraient les structures capitalistiques invisibles.
Pour le dire autrement, le vrai objet de la télé – la fameuse phrase de l’ancien pdg de TF1 sur le temps de cerveau disponible et le Coca-Cola –, c’est la publicité. La télévision comme un vieux truc de magicien, qui montre toujours à dessein le mauvais endroit.
C’est ce que raconte en partie Téléréalité.
Oui, la quasi-totalité des programmes sont une illustration de la publicité. On a l’impression que la publicité coupe le spectacle en tranches, alors que c’est le spectacle qui interrompt sans cesse la publicité.
“On a l’impression que la publicité coupe le spectacle en tranches, alors que c’est le spectacle qui interrompt sans cesse la publicité”
C’est une sorte de vue en coupe sur les vraies tendances structurelles du moment. Le corollaire de ça, c’est qu’on n’a qu’à regarder attentivement le spectacle pour désobéir aux magiciens de l’image…
Penses-tu que la télévision est un art ? La question traverse tout ton roman…
Je pense que tous les gens qui en ont fait sérieusement ont frôlé cette question mais ont été comme empêchés de répondre par les contraintes économiques. Mais je crois qu’elle est un art en tant qu’elle a été la mise en scène la plus spectaculaire de la seconde moitié du XXe siècle. Elle est un art, et c’est encore plus frappant avec la téléréalité, avec des jeux sur la distanciation brechtienne, où l’on ne sait plus s’ils jouent la comédie ou non.
Elle poursuit la grande aventure du théâtre. Le théâtre en tant que grand art populaire s’est probablement réfugié dans la téléréalité. Après, je ne sais pas. Je me souviens que quand M6 avait refait ses logos, des grands “M” translucides comme on les aimait au début des années 2000 pour montrer qu’on faisait de la super 3D, j’avais trouvé ça magnifique, sans aucun second degré.
“Il y a plein d’endroits par où la télé est un art, mais c’est un art sans critique”
Il y a plein d’endroits par où la télé est un art, mais c’est un art sans critique. Ce n’est pas évident. C’est un art qui a des commanditaires comme à la Renaissance. Les artistes de la Renaissance avaient leur Vasari [figure de la Renaissance italienne, fondateur de l’histoire de l’art], or il n’y a pas vraiment de Vasari aujourd’hui.
Penses-tu que la télévision est morte ?
Elle est morte comme le théâtre populaire est mort. Il n’est jamais mort et ne mourra jamais. Il a pris d’autres formes. Elle est morte en tant que grand art hégémonique, très probablement. Ce qu’a été le 20 h est mort, ce qu’a été le grand documentaire de variété est mort, mais elle a essaimé partout. Ses formes ne vont pas arrêter de rebondir. Cela va être très difficile de placer des frontières. En tout cas, elle n’est pas morte mais, a priori, son apogée est derrière elle.
Téléréalité (Gallimard), 256 p., 19 €
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