Les deux autrices explorent les vestiges et les échos d’un village immergé par le lac artificiel d’un barrage hydraulique. Une mise à jour mémorielle, sensorielle et politique.
En France, au cours du XXe siècle, quarante-quatre vallées habitées ont été sacrifiées sur les autels de l’énergie, de la croissance et du progrès. Projets titanesques d’une civilisation moderne défiant la nature, des barrages immenses, murs de béton vertigineux, ont immobilisé l’eau, englouti des villages et remodelé les horizons. Celui de Tignes, en Savoie, est peut-être le plus célèbre d’entre eux.
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Au mitan du siècle, l’édifice aux caractéristiques superlatives sort de terre : 180 mètres de haut, 300 de long et 230 millions de mètres cubes d’eau retenus. Jusqu’à 5 600 ouvriers y seront mobilisés dans le froid et la rigueur des sommets. Certains n’y survivront pas.
Comme de minuscules bulles d’air échappées des profondeurs, l’écho des drames intimes et de la colère collective remonte à la surface
Une ambiance glaçante
Alors que l’on s’apprête à célébrer en mars les 70 ans de son surgissement, le poids des sacrifices d’hier semble aujourd’hui étouffé par le succès et le bénéfice hydroénergétique de l’infrastructure. Mais, par périodes, comme de minuscules bulles d’air échappées des profondeurs, l’écho des drames intimes et de la colère collective remonte à la surface. À Tignes, en 1952, les maisons, les écoles, les églises et les tombes ont été dynamitées puis englouties.
En 2012, la série Les Revenants créée par Fabrice Gobert – et partiellement scénarisée par Emmanuel Carrère – explorait ainsi l’héritage fantasmagorique de ces villages français submergés. Dans une ambiance glaçante de lacs, de montagnes et d’alpages, les fantômes du passé revenaient hanter le présent et y solder leurs comptes.
De spectres et de vestiges
Dans un même mouvement fictionnel, Maylis de Kerangal et Joy Sorman proposent aujourd’hui Seyvoz, un texte à quatre mains qui flirte avec le fantastique pour mettre au jour les réminiscences de la mémoire immergée.
Leurs phrases semblent obéir à des forces ondulatoires hypnotiques
Mêlant les voix et les drames du passé aux intranquillités contemporaines, les deux autrices précipitent un ingénieur parisien dans les replis d’une vallée française imaginaire, engloutie dans les années 1950, qui va se refermer sur lui comme un piège.
De dérèglements inquiétants en hallucinations aqueuses, leurs phrases qui semblent obéir à des forces ondulatoires hypnotiques offrent une exploration altérée d’un monde de spectres et de vestiges, d’aberrations surnaturelles et d’absurdités hydrotechniques. Une plongée sensorielle et trouble sur les traces de ce que notre monde sacrifie au progrès, et de ce qui commence à affleurer la surface de nos consciences.
Seyvoz de Maylis de Kerangal et Joy Sorman (Inculte), 112 p., 12,90 €. En librairie.
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