Une chronique de la misogynie ordinaire doublée d’un roman d’initiation autobiographique subtil et féministe, drôle et mélancolique.
“C’est ainsi que démarre ma vie dans le harem d’Olaf”, écrit Geneviève Brisac dans Les Enchanteurs, roman autobiographique où il est question d’une jeune fille, Nouk, qui lui ressemble comme deux gouttes d’encre. Nous sommes au début des années 1970.
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Ce que l’on apprend vite de Nouk, c’est qu’elle a une voiture dorée, fait Normale Sup, milite pour “défendre le peuple chilien contre les attaques fascistes, bataille perdue ô combien”, tombe enceinte de son amant, et va se retrouver dès la page 44 dans un harem. Sauf que le harem en question n’est pas ce que l’on croit.
Ce harem, c’est une maison d’édition parisienne, où trône un certain Olaf, le “chef”, entouré de ses deux sbires (machos pathétiques) et du reste de l’équipe qui lui est entièrement dévouée : toutes des jeunes femmes, qu’il appelle ses “Indiennes” ou ses “petits culs”, qui le regardent toutes amoureusement. Alors, quand Nouk est engagée par Olaf, celles-ci se montrent jalouses de la nouvelle “petite meuf”.
Humour, malice et tristesse
“La vie de harem, dit Olaf en rigolant. Vous les filles, vous détestez. C’est comme ça. Vous adorez vous détester. Vous adorez vous mépriser. Vous ne pensez qu’à vous entretuer, on ne peut pas vous laisser trois minutes ensemble. Vous vous arrachez les yeux, vous vous crêpez le chignon. La sororité, c’est pas gagné. Le type qui a inventé ce mot idiot, il connaît pas la vraie vie, celle où tu as atterri.”
Geneviève Brisac réussit à faire, avec humour, avec malice, avec un peu de tristesse aussi, la chronique de la misogynie ordinaire. Cette misogynie crasse qui enveloppe toute jeune femme qui commence à travailler dans une atmosphère délétère, asphyxiante, hier et jusqu’à aujourd’hui.
Le pire, si l’on peut dire, c’est que cela se passe dans un milieu que l’on imaginerait être éclairé puisque intellectuel, égalitaire puisque s’affichant de gauche, empathique puisque rompu à la littérature. Milieu que Geneviève Brisac connaît très bien et de l’intérieur, puisqu’elle a commencé sa carrière d’éditrice chez Gallimard (où elle publiera son premier roman, Les Filles, en 1987), avant de diriger l’École des Loisirs.
D’un harem à un autre
Plus tard, Nouk rejoint une autre maison d’édition et passe d’Olaf à un certain Werther, autant dire d’un harem à un autre. Werther a sa compagne officielle et d’autres maîtresses, et c’est comme ça. À croire que ce sont les mœurs d’un milieu, ou de la capitale, ou du pays entier, ou même du monde : quand un homme a un peu de pouvoir, il accumule les liaisons, les filles comme autant de trophées – d’ailleurs, ont-elles jamais à ses yeux plus d’importance que cela ?
À plusieurs reprises, Nouk se demandera pourquoi elle accepte – sans trouver de réponse. L’air du temps ? La pression du milieu, une ancienne culpabilité, la naïveté de la jeunesse ? “Werther m’avait entraînée chez lui, un jour, je dirais presque pour la forme, par principe, et je n’avais pas dit non, allez savoir pourquoi, il prétend que nous avons recommencé, je crois qu’il se trompe. Je n’ai jamais aimé monter chez lui. Ce jour-là, j’ai eu l’impression comique d’être un lièvre dans la gueule d’un chien.”
Le piège des formules insidieuses et corrosives
Le titre, Les Enchanteurs, ne peut pas ne pas faire penser à L’Enchanteur de Nabokov, description du fantasme érotique d’un homme à l’égard d’une nymphette. Il n’est pas question de pédophilie chez Brisac, ni de viol ni d’inceste. Il n’est question, en apparence, que de liberté sexuelle et de libertinage.
Pourtant, les dialogues – et c’est leur force – restituent les formules sournoises, misogynes qui, répétées, finissent par faire système, faire douter, prendre au piège. À la fin, même plus besoin de violence. C’est ce langage, insidieux, lentement corrosif, que révèle et démonte sous nos yeux, avec une très grande finesse, l’écriture de Geneviève Brisac.
Les Enchanteurs de Geneviève Brisac (Éditions de l’Olivier), 192 p., 17 €. En librairie le 7 janvier.
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