En 240 pages et 21 chapitres très denses, Béatrice Gurrey, ex-présidente de la Société des rédacteurs du Monde, livre un récit captivant sur les « secrets du clan » Chirac. Une saga familiale aux airs de page-turner, couronnée samedi dernier par le Prix du livre politique 2015.
Elle exhume les anecdotes croustillantes et rappelle les épisodes les plus retentissants de l’ère Chirac. Elle se faufile ni vu ni connu sous les ors de la République pour en rapporter les psychodrames, les tractations feutrées, les ratés manifestes. Avec un art consommé de la synthèse, Béatrice Gurrey explore les arcanes d’un pouvoir en fin de vie et y insuffle ce qu’il faut d’humanité pour ne pas céder aux sirènes du cynisme rétrospectif. Car si Jacques Chirac inspire aujourd’hui la sympathie voire la compassion de ses compatriotes, il en va tout autrement du droit d’inventaire qui entoure son action politique. Comme il semble loin, le « Supermenteur » cape au vent que moquaient les Guignols ! Huit ans après son départ en retraite, sa cote de popularité tutoie les sommets. Icône pop par ci, Chiracmania par là : tout se passe comme si l’ex-président était porté par ce charisme impérissable, qui le préservait déjà des intempéries sondagières du temps où il conduisait les destinées de la nation..
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Claude Chirac, la vestale zélée
Longtemps dépêchée en Chiraquie, Béatrice Gurrey fait ses délices des guerres picrocholines qui se jouent sur les tapis rouges. Dans ce petit théâtre politique aux mœurs très endogames, chacun prend son rôle au sérieux. Il y a, bien sûr, Chirac « l’absent » (p. 35), dont un obscur « chambellan » (p. 25) grignote lentement le pouvoir. Il y a aussi Claude Chirac, sa fille cadette, « vestale » zélée (p. 45) qui garde jalousement le temple. Sans oublier Bernadette, la reine-mère, soucieuse de préserver à tout prix ses prérogatives face à des laquais en mal d’attention. Un septennat, un quinquennat, deux petits tours, et puis s’en vont… Les peintures du salon Murat en ont vu d’autres. À la fin de son second mandat, Jacques Chirac sort par la petite porte.
2005, année décisive
C’est l’histoire d’un lent délitement. D’un étau qui se resserre, l’air de rien. Comme le rappelle opportunément Gurrey, pour Chirac, c’est en 2005 que tout se joue. Entre l’affaire Gaymard, l’assassinat de Rafic Hariri, le rejet massif de la Constitution européenne, le fiasco de la candidature de Paris aux JO de 2012, et bientôt les émeutes dans les banlieues, le président ne connaît pas le moindre répit. Dans ce contexte politique trouble, le vendredi 2 septembre 2005 va signer son arrêt de mort. Durablement affaibli après un AVC, bunkerisé à l’Élysée, Chirac devient le maillon faible d’une chaîne de transactions diplomatiques qui se passe de plus en plus de ses services. Pas tendre, la communauté internationale se hasarde à le surnommer « l’homme invisible » (p. 38) ou, plus métaphoriquement, « l’homme malade de l’Europe » (p. 41). En troquant le costume présidentiel contre le pyjama des chambres d’hôpitaux, il apparaît plus diminué que jamais. C’est le début de la fin.
Un AVC dans le plus grand secret
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Le 2 septembre, Jacques Chirac est pris en charge à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce dans le plus grand secret. À son chevet, une garde rapprochée de plus en plus asphyxiante cadenasse sa com au point que « l’état de santé du président de la cinquième puissance mondiale » (p. 26) reste inconnu de l’opinion pendant près de vingt heures après l’accident cérébral. Frédéric Salat-Baroux, le secrétaire général de l’Élysée, et Claude Chirac, sa future épouse, balisent le discours médiatique à coups de communiqués « lénifiants » (p. 29), qui minimisent l’ampleur des événements. Bernadette Chirac acquiesce à tout, si bien que « toute spontanéité [est] bannie » (p. 12). De cette trinité étouffante, qui s’autorise les pires excès pour protéger son champion, Béatrice Gurrey fait un portrait au vitriol : « Sa femme, sa fille, son futur gendre ont la haute main sur ce qu’il convient d[e] dire et de manière exclusive. Cette République familiale ne connaît aucun précédent en France et n’a d’équivalent dans aucune démocratie occidentale. » (p. 26)
Bernadette, ce « squale redoutable »
Dans le livre, tout le monde à un moment ou un autre en prend pour son grade. Avec une truculence évidente, Béatrice Gurrey croque ce petit monde figé dans l’entre-soi, quitte à épinaliser un peu la psyché des principaux protagonistes. À commencer par Bernadette Chirac, qu’elle n’hésite pas à dépeindre comme « un squale redoutable, aussi à l’aise dans le marigot politique que dans les salons du Tout-Paris » (p. 86). Habile politicienne, l’ambassadrice de l’opération « Pièces jaunes » ne semble, à la lire, que motivée par la peur du déclassement : « Comme toute reine, Bernadette craint de perdre son rang, de se voir privée des honneurs qui en découlent, de sombrer dans un néant social pire que la mort en quittant les lieux du pouvoir. » (p. 70) Selon des rituels très codifiés où le moindre faux pas est fatal, les réputations se font et se défont au gré des intrigues de palais qu’elle prend plaisir à fomenter. Et Béatrice Gurrey de détailler par le menu les savants raffinements de cruauté auxquels se livre la première dame, avec ceux qu’elle considère comme ses rivaux : « Sa tactique, pour créer un rapport de force dans un salon, dans une réunion de ministres, était toujours la même : elle se débrouillait pour dire bonjour à une personne sur trois et passait devant sans les saluer. Les types n’en dormaient pas pendant une semaine ! », confie un ancien ministre, cité dans le livre. Agacée par ses « réflexes de classe » (p. 77), la journaliste sonne la charge contre une femme qu’elle juge « acariâtre » (p. 133) et autocratique. Il faut dire que « Bernie » prend tellement son « rôle de maîtresse de la maison France » (p. 70) à cœur qu’à droite, on compare volontiers cette « impératrice de la charité et mondaine invétérée » (p. 13) à « Anne d’Autriche » (p. 74).
Salat-Baroux, la redoutable éminence grise
Dans son genre, Salat-Baroux n’est pas mal non plus. Décrit comme une redoutable éminence grise, cet ambitieux aux dents longues et bardé de diplômes, détesté de ses collègues mais très prisé de Claude, « n’a que le mot ‘transparence’ à la bouche » quand l’affaire de l’AVC éclate à l’Élysée.
Pourtant, c’est lui qui « organise l’opacité, dans une ombre propice à la prise de pouvoir » (p. 23). Dans le petit cortège de courtisans qui ne redoutent rien tant que la disgrâce, il est celui qui mène la danse. L’esquisse qu’en donne Gurrey n’est pas flatteuse : « Avec ses sourcils tombants à la Droopy, un menton qui évoque irrésistiblement celui d’Édouard Balladur et ses manières onctueuses, Frédéric Salat-Baroux n’a rien d’un play-boy. Ses cheveux noirs peignés en arrière à la mode de la IIIe République achèvent de lui donner un air de sérieux que sa conversation ne dément pas. Il est patient, affiche un calme trompeur qui pourrait passer pour de la mollesse […]. » (p. 25) À lui seul, il représente cette nomenklatura UMP prête à caresser dans le sens du poil pour négocier sa place au sérail. Ce goût pour les coulisses, il le partage avec Claude, dont il tombera amoureux. Au fil des pages se dessine en creux sa personnalité : celle d’une jeune femme qui souffre d’un complexe d’infériorité et de l’admiration dévorante qu’elle porte envers son père : « Elle pensait à tout, vivait, respirait, raisonnait Chirac sans relâche. Son père, son grand homme, sa bataille, sa névrose », résume Béatrice Gurrey p. 62.
« Vous devez transformer la vie de Chirac en destin »
Sous le glacis protecteur de l’immunité pénale, qui couvre les présidents en exercice, Jacques Chirac ne pouvait légitimement pas être inquiété. Sanctionné d’un an d’inéligibilité dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris, Alain Juppé avait endossé la responsabilité de la faute. Or, en cédant le flambeau à Nicolas Sarkozy en 2007, Chirac l’intouchable redevient un justiciable à part entière. La fin de règne s’annonce des plus turbulentes… Pour se défendre, l’ex-président cherche les plus grandes pointures et se tourne rapidement vers Jean Veil (fils de l’académicienne et ex-ministre de la Santé Simone Veil). Mais c’était sans compter sur Bernadette, qui finit par imposer dans l’équipe un poulain de son écurie, Georges Kiejman. Sa superbe plaidoirie la confirmera dans sa décision : « Vous allez faire ce que seule mort peut faire. Transformer une vie en destin. Vous avez en main l’image de Jacques Chirac. L’homme libre, l’homme qui s’est engagé contre la peine de mort, en faveur de l’IVG, l’homme qui a dit non à George W. Bush. Celui qui a sorti la France du déni de Vichy. Vous ne pouvez pas rabaisser Jacques Chirac qui a incarné la France, sans rabaisser les Français. » (p. 110) Un curriculum vitæ d’exception qui explique peut-être, toutes proportions gardées, le prestige dont continue à jouir aujourd’hui l’ancien chef d’État.
Anosognosie
C’est l’étrange nom de la pathologie diagnostiquée en 2011 chez l’ancien président, « qui l’empêche de prendre conscience de son état » (p. 96). Une manière d’amnésie bien commode, pour échapper à un procès à l’issue de plus en plus inévitable ? En vérité, en signant le bulletin du professeur Olivier Lyon-Caen, Chirac donne un ultime blanc-seing à ses proches. Progressivement réduit au silence et enfermé dans le rôle du malade aux propos confus, il n’est plus pris au sérieux par quiconque. Dans les dîners en ville, Bernadette fanfaronne d’avoir dévoyé la procuration de son mari, dont le soutien sans faille à François Hollande depuis la « déclaration de Sarran » en juin 2011 la défrise. Sous la plume de Gurrey, Chirac a tout d’« un roi sans divertissement » neurasthénique et résigné (p. 195), flanqué d’un petit bichon maltais appelé Sumette. De moins en moins lucide et de plus en plus sourd, isolé dans sa tour d’ivoire, il paraît survivre en mort-vivant.
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Abracadabrantesque
Du refoulé familial nommé Laurence, fille aînée des Chirac anorexique et suicidaire, à la profonde amitié qui lie Jacques Chirac à François Pinault, rien ne manque dans le livre, si ce n’est peut-être l’évocation du storytelling à la petite semaine du « bruit et l’odeur », qui se plie assez mal au versant parfois hagiographique du livre. Empreinte de nostalgie, cette fresque crépusculaire n’en revisite pas moins avec maestria l’« abracadabrantesque » mythologie chiraquienne, entre le discours de Johannesburg (« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ») et le célèbre coup de sang de Jérusalem en 1996 (« What do you want? Me to go back to my plane and go back to France? »). Qu’importe les ans, qu’importe la maladie, tout porte à croire que « Jacques Chirac ne disparaît jamais tout à fait ».
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