La Suédoise Lina Wolff signe Bret Easton Ellis et les autres chiens, un livre qui déroule la marche vers l’âge adulte d’une jeune héroïne espagnole. Foutraque, féministe et drôle.
L’an dernier, on avait découvert Lina Wolff à travers un roman loufoque, acide et dérangeant, Les amants polyglottes. La critique avait souligné sa brutalité voire son cynisme, en allant jusqu’à la comparer à Houellebecq. Gallimard aujourd’hui publie son tout premier roman, sorti en Suède en 2013. Et Houellebecq y est d’ailleurs évoqué puisque quelques lignes de l’auteur des Particules élémentaires sont citées. Les lisant, l’un des personnages s’exclame : « Alors c’est ça, la littérature ? Un tas de branleurs qui collent les pages des livres avec leur sperme ? »
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De sexe il est beaucoup question dans ce livre, et de littérature aussi. La poésie de Bukowski est également présente et Bret Easton Ellis est le nom du chien. Lina Wolff a dit en interview qu’elle voulait « apporter sa réponse à la manière dont ils décrivent les femmes, le sexe et la violence ». Elle ne se contente pas de se colleter avec quelques monuments mâles du monde littéraire occidental. Son roman est plein d’une énergie très personnelle.
Comment la littérature transforme nos vies
Il se déroule en Espagne, où Wolff, traductrice, a habité quelque temps, tout comme elle a vécu en Italie avant de s’en retourner en Suède pour écrire. Le texte qui nous est donné à lire est le journal d’une gamine, Araceli – dont le prénom renvoie peut-être à Aracoeli, l’héroïne du roman éponyme d’Elsa Morante.
Araceli vit avec sa mère – son père a disparu depuis longtemps et à la maison les hommes, multiples, ne font que passer. Cette existence un peu excentrique mais sans histoires va être bousculée par l’arrivée d’une nouvelle voisine. Alba Cambó est écrivaine, ce qui impressionne tout le quartier. Araceli et sa mère lisent les nouvelles que Cambó publie dans une revue, se lient d’amitié avec elle, découvrent sa vie fantasque.
Les hommes pour la plupart sont décevants, encombrants, et ne correspondent jamais à ce qu’on attend d’eux.
Parallèlement, Araceli grandit, fréquente une école de traduction, et avec son amie Muriel discute des hommes, de l’amour et du sexe. Elles ne font d’ailleurs pas qu’en discuter et vont multiplier les expériences, jusqu’à se prostituer, pour voir. Toutes sortes de personnages se croisent dans cette vie en devenir. Les hommes pour la plupart sont décevants, encombrants, et ne correspondent jamais à ce qu’on attend d’eux.
A chaque étape de cette marche vers l’âge adulte, pleine d’une farouche recherche d’indépendance, Alba Cambó surgit d’une manière ou d’une autre. Au fond, avec ce personnage de romancière qui bouscule tout sur son passage, Lina Wolff nous raconte que la littérature transforme nos vies et interfère dans notre perception des choses.
Repousser les limites
Certes, le roman peut paraître foutraque. Des récits en apparence disparates s’enchâssent les uns dans les autres : le journal d’Araceli, les textes de Cambó lus dans la revue, les confidences d’autres protagonistes. On pourrait presque le lire comme un recueil de nouvelles, un assemblage d’histoires abracadabrantes, dans lesquelles un curé peut finir brûlé vif dans son église ou une ado peut fracasser un homme à coups de batte de base-ball.
On est séduit par la subversion et la grande liberté de ton de Wolff, et on pense à des auteures françaises comme Emmanuelle Bayamack-Tam ou Héléna Marienské. Ces romancières érudites secouent la littérature féminine et osent repousser les limites, tant dans les formes qu’elles choisissent que dans les sujets qu’elles abordent.
Les situations d’obéissance, et les tentatives d’insoumission des protagonistes, constituent ce qui relie toutes ces microhistoires entre elles.
Lina Wolff, à cette inventivité littéraire, ajoute un humour noir et une violence qui lui sont propres. Violence présente dans les relations homme-femme, mais pas seulement. Derrière la volonté d’Araceli de renverser les structures patriarcales, pointe une critique générale de notre société et des liens de subordination que l’argent, notamment, établit entre les individus dans l’amour, le travail, les relations sociales. Les situations d’obéissance, et les tentatives d’insoumission des protagonistes, constituent ce qui relie toutes ces microhistoires entre elles.
Cela dit, la spécificité et la modernité de Lina Wolff résident aussi dans son multiculturalisme et son multilinguisme, liés à son métier de traductrice et au fait qu’elle a séjourné plusieurs années loin de son pays natal. Son livre est tout autant suédois qu’espagnol ou italien, et ses références culturelles hétéroclites empêchent de l’enfermer dans une tradition ou un mouvement littéraire national précis.
Bret Easton Ellis et les Autres Chiens (Gallimard), traduit du suédois par Anna Gibson, 320 p., 21,50 €
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