Livre subversif sans le bling du scandale, ce premier olni signé Thomas Hairmont, un auteur de 28 ans, met en scène un homme qui déguste ses déjections. La découverte du moment.
Ca sort d’où, ça ? D’où nous tombe un texte pareil, qu’aucun effort ne pourra faire entrer dans le sachet des petites catégories à la mode ? Un texte qui ne cherche ni la provocation de façade, ni le trash clinquant. Un texte qui prend au sérieux – donc avec l’appétit rabelaisien et l’humour sadien – une perversion envisagée ici comme un autre ordre du monde : le coprophile mange sa merde. La sienne, et aussi celle des autres. Les humains, les animaux. Ce qui est toujours différent de nous autres, sortant d’un McDo ou du dernier restau à la mode, s’écriant en avoir « marre de manger de la merde ».
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Thomas Hairmont écrit avec le souci presque mathématique de viser la définition juste. Lui redonner son poids : manger de la merde, ça veut dire ça, et vous allez devoir l’avaler. Premier texte.
Un vrai traité d’économie
Courageux ? Intransigeant. Thomas Hairmont a 28 ans, est ingénieur dans la finance. Au fur et à mesure que l’on plonge dans son livre, il devient évident que Le Coprophile est un traité d’économie. Peut-être le premier livre à nous parler depuis la crise financière qui nous frappe. On y chie sur le capitalisme.
Il y est par exemple question, page 148, du dégoût que peut éprouver le narrateur envers « les ingénieurs et les financiers de la merde, ceux qui la pressuraient, ceux qui la recyclaient, ceux qui l’assainissaient, ceux qui la mangeaient enfin, et remangeaient de nouveau la merde excrétée, jusqu’à ce qu’ils maximisent leur rendement et leur assimilation, transis par la peur de la perte, tétanisés devant leur surcroît gratuit. Car je pressentais en quoi la merde était fondamentalement l’inverse de l’or et de l’argent ».
Alors, oui, effectivement, Hairmont a consacré l’essentiel de ses études aux mathématiques, à l’économie, et plus marginalement à la philosophie.
« Par hasard professionnel et par goût aussi, j’ai bifurqué vers la finance d’entreprise, et je travaille actuellement à la direction financière d’un grand groupe », nous écrit-il dans un mail.
Son coprophile de narrateur étudie les mathématiques sur un campus de San Francisco, et sans jamais que le texte ne précise qu’il soit français, toute l’Amérique gloutonne et obsessionnelle y est regardée avec les yeux d’un étranger. Etranger d’abord à ça, avant d’être étranger à tout.
La part d’exil gagnera lentement chaque morceau de l’existence qui ne concerne pas son obsession. C’est le propre des textes qui entrevoient le monde sous une autre ordonnance que de faire passer des civilisations entières par le petit trou secret derrière lequel un autre cosmos nous attend – symétrie sale et folle.
Un sujet puant traité avec une délicatesse toute pasolinienne
Si nous avions le même sens de l’humour que Hairmont, nous lui aurions demandé ses cinq restaurants préférés à la place des auteurs qui le hantent. Mais non, il fallait lui inventer une famille littéraire à côté de qui le ranger – pour se rassurer devant ce texte olfactivement insoutenable, et bien sûr écrit avec une délicatesse toute pasolinienne (Porcherie). Le ramener à d’autres cas particuliers, à d’autres infréquentables : la Gabrielle Wittkop du Nécrophile (jusqu’au côté Grand Guignol assumé). A Sade, parce qu’il s’agit toujours d’un théâtre, d’une pantomime politique. Au Jean Eustache d’Une sale histoire faisant passer le regard et la parole par le trou des chiottes d’un café parisien.
Et ses descriptions d’étrons sortant du cul pour aller nourrir la bouche ramènent au souvenir des illustrations de Pichard, ces femmes opulentes qui chient jusqu’à en faire tourner une usine à merde. Plus qu’à Bataille, on songe au Klossowski de La Monnaie vivante. Hygiène de vie, économie cosmique, rétention, diarrhée, production, écriture, désordre.
Tout passe par la matière merde et de la matière merde se sculpte la langue. Car il faut une (sacrée) langue pour rejeter sans en perdre des bouts de ça. Une langue dont on ne sait plus si elle additionne les séquences, accumule les expériences, franchissant chaque fois un palier. Ou si au contraire elle soustrait le monde à sa saveur secrète.
Au fond, c’est de substitution qu’il s’agit ; la merde occupe déjà ici le moindre recoin de la page, la moindre espace insécable. Elle s’est glissée entre les mots, dans les yeux, entre les dents. Il n’y a pas de sexe, par exemple. Il y a une sorte de petite fiancée française (« Sonia parlait peu, était sale. »), mais c’est une messagère. Il y a un dernier baiser, mais c’est un baiser de chevaliers partis en une croisade marron. Leurs parties ressemblent à d’immenses partouzes SM, mais chastes. Jamais les « macérateurs » ne s’aventurent au-delà de leur passion : c’est une passion sans au-delà. Le caviar de la littérature.
Philippe Azoury
Le Coprophile (P.O.L), 256 pages, 18€.
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