Rédactrice en chef des Inrocks le temps d’un numéro, Leïla Slimani a demandé à l’autrice de Love Me Tender, succès de la rentrée d’hiver, de nous offrir ses livres favoris : saint Augustin d’abord, mais aussi Duras, Angot, Dustan…
“J’ai rencontré Constance Debré. Je ne l’ai jamais vue en vrai. Je ne sais pas à quoi elle ressemble, quel est le son de sa voix, ce qu’elle aime boire le matin au petit-déjeuner et le soir, sur les terrasses. J’ai rencontré Constance Debré dans un livre qui s’appelle Love me tender et c’est ce que j’ai fait. Tendrement, je l’ai aimé. Je l’ai lu en une nuit et dans les jours qui ont suivi, je n’ai pas cessé de penser à cette femme. Elle était devenue une sorte de compagne virtuelle, une amie secrète.
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J’y repensais et montaient autour de moi des odeurs de piscine, j’imaginais ce que cela ferait si ma vie se réduisait à un petit sac comptant deux T-shirts et un jean. De ce livre, j’ai aimé la brutalité, la froideur, la distance acide et élégante. J’ai aimé cette voix si singulière et j’ai eu l’impression parfois qu’il y avait du Meursault chez elle. Comme le personnage de L’Etranger, sa sincérité confine à la folie. On ne peut pas totalement l’aimer ni la comprendre et elle a la noblesse de ne pas s’excuser. Love me tender, quel titre trompeur et donc superbe. Je ne crois pas qu’elle attende notre amour car ce récit est celui d’une solitude, nue, vivante, cette solitude dont on fait l’expérience quand on plonge au fond d’une piscine et qu’on devient sourd au reste du monde.”
Leïla Slimani
Love Me Tender (Flammarion), 192 p., 18 €
* *
Il y a quelques années, j’ai jeté tout ce que j’avais. Par nécessité autant que par plaisir. Celui d’être plus légère, de me sentir marin ou gitan, pour m’embarquer vers le neuf. Un geste est un rapport au monde. Celui-là m’a désencombrée. Meilleure décision de ma vie. A ce désencombrement je me tiens. Ce qui implique de le renouveler. Pour faire entrer le monde et la vie, je fais place nette. Tout jeter veut dire jeter les livres aussi. Et peut-être surtout. J’ai décidé d’une vie sans bibliothèque. Je lis, je jette, je donne, je revends, je me débarrasse des livres.
Quand je remonte chez moi et que je vois mon mur blanc, je respire. Je peux partir demain. Ou écrire des livres. C’est pareil. Puisque je n’ai rien. Les livres sont en moi. Pas contre mon mur. En moi. Et en moi je les promène, je les oublie, je les transforme, je les trahis. Ceux des autres ou bien les miens. Jeter les livres, c’est les garder au plus près, aussi, juste derrière les tatouages, sous la peau.
Saint Augustin m’accompagne depuis je ne sais plus quand et je ne sais même plus pourquoi. Je ne pourrais pas citer une phrase de ses Confessions. J’ai peu de mémoire. C’est un défaut autant qu’une qualité. Une condition, en tout cas, à la vie que je mène. On deviendrait fou à trop se souvenir. Pourtant lui est là. Jamais trop loin.
On dira ce qu’on voudra, le je est plus fort que le reste. Tant pis pour ceux qui aiment les personnages.
Je ne tricherai pas. Je n’irai pas le racheter cet après-midi, je ne regarderai pas sur internet. C’est en moi-même que je dois puiser pour vous parler de lui. Saint Augustin, en moi, c’est quoi ? Un livre écrit il y a plus de 1500 ans par un type qui dit je. C’est ça d’abord. Quelqu’un qui dit je. D’éternellement vivant par ce geste fou. D’éternellement présent plutôt. Puisque c’est la présence qui compte. Tant on peut vivre sans jamais être présent. Oui de ça je me souviens, de la présence d’Augustin quand j’ai ouvert son livre. Ça fait comme un frisson, un vertige, quand on pense aux siècles, à ce monde d’alors, celui de l’Antiquité finissante en transition vers la chrétienté, dans l’Algérie de l’Empire. Ce monde à peine imaginable et dont au fond je me fous.
C’est la force du je d’abord, chez Augustin, qui m’a sidérée. Quand il parle des poires qu’il volait enfant, pour le plaisir plus encore que pour les poires. Quand il parle des femmes qu’il a aimées. On dira ce qu’on voudra, le je est plus fort que le reste. Tant pis pour ceux qui aiment les personnages. Moi je n’ai pas le temps. On va mourir demain. Ce que je veux savoir c’est comment vivre. Comment font les autres. Comment ils ont fait. En vrai. Sans mentir. Je veux les entendre.
Augustin ne se dérobe pas. C’est ce qui me plaît, bien sûr, chez lui. Cette question prise à bras-le-corps. Avec son corps derrière justement. Puisque c’est ça la différence entre les livres à personnages et ceux qui disent je. C’est ce qui est donné au lecteur. Et dans les livres qui disent je, c’est le corps, le corps de l’auteur qui est donné, derrière chaque phrase.
Augustin me parle de moi bien sûr, quand il me parle de lui, et Dieu n’a rien à voir avec ça. Mais sa vie n’est pas n’importe quelle vie. Celle de Montaigne m’ennuie. Tout ne se vaut pas. Peut-être n’y a-t-il que les saints qui m’intéressent. Parce que dans la vie il n’y a pas trente-six solutions, soit on est roi soit on est saint. C’est comme ça ou bien c’est comme ça. Si on veut faire quelque chose de soi. Et c’est de ça qu’il est question chez Augustin, de faire quelque chose de soi. D’où la conversion. Nécessairement. Oui, nécessairement. Qu’Augustin soit devenu chrétien, qu’il ait rencontré Dieu, peu m’importe. Ce qui importe c’est la conversion, c’est la possibilité de l’arrachement, c’est-à-dire la possibilité de la liberté. L’écriture de soi est toujours morale.
Constance Debré
Les Confessions de saint Augustin (GF), 384 p., 5,40€
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