Rédactrice en chef des Inrocks le temps d’un numéro, Leïla Slimani a demandé à l’autrice de Love Me Tender, succès de la rentrée d’hiver, de nous offrir ses livres favoris : Duras, Angot, Dustan…
La Vie matérielle de Marguerite Duras
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L’univers durassien cristallisé dans ce recueil de courts textes qui évoquent ses thèmes de prédilection et sa vie personnelle.
“Ce livre n’a ni commencement ni fin. Il n’a pas de milieu.” Ainsi Marguerite Duras parlait de La Vie matérielle. Né d’entretiens avec l’écrivain et réalisateur Jérôme Beaujour, publié en 1987 alors que la romancière a plus de 70 ans, il s’agit d’un recueil de courts textes qui sont autant d’émouvantes confessions. Trente-trois ans après, ce petit livre est d’une valeur inestimable pour qui veut entrer dans l’univers durassien. L’autrice de L’Amant évoque son travail littéraire et cinématographique, revient sur les thèmes récurrents de son œuvre et aborde frontalement différents aspects intimes de sa vie, dont l’alcoolisme. Des personnages apparaissent, comme des fantômes : Lol V. Stein, Anne-Marie Stretter, le Vice-Consul. Elle raconte la genèse de plusieurs de ses livres et tente d’expliquer l’inexplicable : ce qu’est l’écriture dans sa vie. Lointains souvenirs d’enfance, paysages et rencontres, réflexions sur la sexualité ou le temps qui passe, instantanés de sa vie à Trouville, le livre est porté par les phrases de Duras, lapidaires et nues. Sylvie Tanette
La Vie matérielle (Folio), 192 p., 6,90 €
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Pas un jour d’Anne F. Garréta
Le récit singulier de douze femmes désirées, par une grande plume de l’autofiction qui paradoxalement ne croit pas au moi.
“Tu as pitié de tes quelques lecteurs, écrit Anne. F. Garréta au début de Pas un jour. Comme tu n’as pas le cœur de leur dire que nul sujet ne s’exprime jamais, dans nulle narration, tu as résolu de feindre au moins d’emprunter la pente que l’on croit, de nos jours, naturelle, et te contraindre délibérément au genre de l’écriture qu’on disait autrefois intime.” Avec ce préambule façon Diderot, l’autrice, qui a d’ailleurs soutenu une thèse sur les fins de romans dans la littérature française des XVIIe et XVIIIe siècles, se lance dans l’écriture d’un récit autobiographique ayant pour sujet “l’alphabet bégayant du désir”, comme elle le nomme. Soit douze portraits de femmes l’ayant attirée, avec lesquelles elle a eu ou non une relation. Douze nouvelles philosophiques et érotiques, par une narratrice qui ne croit pas au moi et peut donc se concentrer pleinement sur la singularité de chacune d’entre elles. Un livre hors norme qui valut à Garréta le prix Médicis 2002. Yann Perreau
Pas un jour (Grasset), 156 p., 16 €
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Un homme qui dort de Georges Perec
Un homme, une chambre : seul le dépouillement permet d’ouvrir les yeux à ce qui l’entoure.
Enfant naturel de Virginia Woolf (Une chambre à soi) et de Kafka (“Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison”), Georges Perec s’enferme, à tu et à toi, dans une chambre de bonne pour y faire dormir un homme jeune : “Tu as vingt-cinq ans et vingt-neuf dents, trois chemises et huit chaussettes.” Très réveillé ce “tu” dormeur car attentif à toutes les insignifiances : une fissure au plafond, un robinet qui goutte. Cet intérieur obsédé est un extérieur sur le qui-vive. Et l’extérieur est une intimité sur la brèche quand “tu” arpente les rues de Paris. “Tu” est préposé aux machines de l’univers. Il les fait s’emballer, devenir célibataires. “Tu” se débarrasse jusqu’à douter de l’existence de son organisme. “Tu” est un nomade sur place qui vit par rafales comme des coups de tête sur un mur de béton. “Tu” cherche à passer inaperçu comme d’autres s’échinent à se faire connaître. “Tu” est en guetteur ; il veille sur nous, on veille sur lui. “Tu”, c’est nous quand, allongés sur la terre à regarder filer les nuages, on rêve qu’on pourrait vivre autrement. Gérard Lefort
Un homme qui dort (Folio), 160 p., 6,90 €
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Plus fort que moi de Guillaume Dustan
Dernier volet de la trilogie “autopornographique” de Dustan, Plus fort que moi étonne et dérange toujours, vingt-deux ans après sa parution.
Eté 1998, Guillaume Dustan publie Plus fort que moi, dernier tome de sa trilogie “autopornographique”, et la France se prend une claque littéraire. A l’heure où l’autofiction est encore un barbarisme, l’écriture de soi, une pratique suspicieuse, Dustan décrit sa vie intime et déjantée en termes crus, avec cette précision clinique que seuls les Anglo-Saxons osent alors. Sodomie, backrooms et drogues, exploration de soi et de son corps, le quotidien écrit sur le vif en phrases brèves, éclatées, sans psychologisme. Si on le place à l’époque dans la lignée des écrivains sulfureux français tels Bataille, Genet ou le divin Marquis, c’est de Bret Easton Ellis et de Dennis Cooper qu’il se revendique. Au-delà des polémiques (sa pratique revendiquée du barebacking, relations sexuelles non protégées entre adultes consentants), ses qualités proprement littéraires ainsi que sa capacité à saisir son époque et à la retranscrire telle quelle sur la page feront sa postérité (il est emporté par le sida en 2005 à l’âge de 39 ans). Y. P.
Plus fort que moi in Œuvres I (P.O.L), 368 p., 18 €
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Sujet Angot de Christine Angot
Une lettre reçue ou plutôt une adresse à elle-même, des plus saisissantes.
Sixième livre d’Angot, sorti en 1998 (soit un an avant L’Inceste), Sujet Angot se présente comme une longue lettre écrite à l’autrice par son ex-compagnon et père de sa fille. Le texte peut paraître dérangeant de crudité et d’impudeur, car lorsqu’on parle d’Angot on évoque souvent le contenu de ses livres, et surtout la façon dont elle a abordé à différentes reprises l’inceste subi dans son adolescence. Mais c’est bien sa capacité à travailler sur la forme qui est remarquable. Ainsi dans ce livre où de fait elle s’adresse à elle-même, à la deuxième personne du singulier. Cette recherche formelle s’est poursuivie au fil des ans, en particulier avec des titres tels Une semaine de vacances ou Un amour impossible, comme une façon inédite de travailler la matière autobiographique, en passant du “tu” au “elle” et au “je”, ce qui permet de déplacer constamment les points de vue. Ainsi Angot, construisant une œuvre littéraire très différente du témoignage façon Ernaux, avance sur le fil de la frontière qui sépare réalité et fiction. S. T.
Sujet Angot (Fayard), 122 p., 13,40 €
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