Quand le magnat déchu d’Hollywood devient la proie d’une jeune femme : Emma Cline change le prédateur en personnage de roman. Entretien avec la figure montante des lettres US.
En 2016, Emma Cline a fait une entrée fracassante en littérature avec The Girls, premier roman inspiré de la Famille Manson, et un gros chèque (deux millions de dollars pour trois livres), à seulement 27 ans.
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Cette jeune femme pourtant discrète, née en 1989 à Sonoma, en Californie, dans une famille de vigneron·nes, revient aujourd’hui avec Harvey, un roman cinglant qui confirme ce qui la travaille et ce qu’elle aime travailler : les rapports d’emprise et de soumission, de séduction et de force qui s’opèrent tacitement ou violemment entre les êtres.
Dans The Girls, une adolescente tombait sous le charme d’une fille vivant dans une commune hippie, sous la coupe d’un gourou (Charles Manson) qui allait les entraîner à commettre des crimes d’une sauvagerie inouïe.
Dans “Los Angeles”, la nouvelle qui a suivi en publication seule (La Table Ronde/ “La Nonpareille”, 2017), mais appartient aujourd’hui au recueil Daddy (à paraître en France à la rentrée), une jeune fille travaillant dans un magasin à L.A., influencée par une collègue, se mettait à vendre via internet ses culottes usagées à des hommes mûrs… jusqu’à une rencontre humiliante.
Dans Harvey, c’est Harvey Weinstein – tristement célèbre pour avoir abusé de son poste de pouvoir pour harceler et agresser sexuellement un grand nombre de femmes – qu’elle met en scène la veille de sa condamnation à vingt-trois ans de prison.
Ici, il est simplement “Harvey”, seul dans une villa de luxe prêtée par un milliardaire, continuant à exercer son contrôle sur son entourage, continuant surtout à se vivre en victime, à croire que tout ira bien, qu’il s’en sortira. Personnage pathétique shooté aux antidépresseurs qui croit reconnaître Don DeLillo habitant en face de chez lui et se met à vouloir désespérément adapter son roman White Noise (Bruit de fond en français) pour se racheter une conduite artistique et réintégrer les milieux du cinéma. Ce sont ces mécanismes d’aveuglement, cette folie ordinaire, en somme, que sonde Cline avec une finesse, une maturité, un humour aussi, qui confirment qu’elle est l’une des voix américaines qui comptent aujourd’hui.
Pourquoi avez-vous eu envie de travailler autour du personnage de Harvey Weinstein ?
Emma Cline — Je crois que ce que Harvey Weinstein a dit après avoir été condamné, c’est : “Comment une chose pareille peut-elle arriver en Amérique ?” Il y avait quelque chose de très intéressant pour moi à suivre cet apitoiement sur soi-même à travers un personnage de fiction. Même après le procès, il s’est accroché à l’idée qu’il était la victime, qu’il avait été lésé. Je pensais beaucoup à la mort de l’ego avec son personnage, un homme qui a tellement réussi et qui était tellement investi dans le “palais de l’ego” qu’étaient sa carrière et son pouvoir.
“L’histoire que nous nous sommes racontée pendant si longtemps – que l’Amérique est progressiste, démocratique et avancée –, tout cela s’est révélé n’être qu’une illusion”
Et à ce que cela doit être pour un tel personnage de se retrouver forcé de subir cette mort tout en continuant à croire qu’il s’agit d’une erreur. Je pense que cette mort de l’ego se produit plus largement avec le pays maintenant : l’histoire que nous nous sommes racontée pendant si longtemps – que l’Amérique est progressiste, démocratique et avancée –, tout cela s’est révélé n’être qu’une illusion. Voir encore des gens peu enclins à accepter la mort de cette histoire, qui se cramponnent si brutalement et si vicieusement à ce faux récit, me fascine, et m’attriste.
Pourquoi avoir saisi Weinstein à ce moment particulier de sa vie, la veille de sa condamnation ? Y a-t-il des choses que vous vous êtes empêchée d’écrire ?
Je crois que j’ai choisi ce moment, plutôt qu’une scène de harcèlement sexuel avec une actrice par exemple, parce que ce qui m’intéresse, c’est la façon dont ce personnage s’illusionne lui-même, le fait qu’il croie qu’il sera déclaré innocent. Je n’essaie en aucune manière de plaider pour les actions du vrai Harvey tout au long de sa vie.
J’explore, à travers la fiction, les heures finales d’un narcissique qui se fait des illusions, et un narcissique s’autoriserait à peine à penser à des moments d’agression ou de mauvais comportement. J’aime réfléchir à un personnage comme Harvey lors du tout dernier jour de sa vie “normale”, le dernier jour où il peut encore conserver cette illusion qu’il s’en sortira indemne. Le personnage peut encore croire, contre toute évidence, que les choses vont bien se passer pour lui. Après tout, tout s’est toujours bien passé pour lui, alors pourquoi cette fois-ci serait différente ?
Puis on commence à voir les fissures, les premiers signes qu’il est en train de comprendre la gravité de la situation. Pendant l’écriture de ce livre, je ne connaissais que les faits basiques au sujet de la vraie vie de Weinstein, et j’ai décidé de ne pas faire de recherches supplémentaires. Je ne suis pas un reporter, et ce que j’écris n’a pas pour but d’être lu comme une chronique véridique de sa vie – je voulais préserver ma capacité à inventer des scénarios qui serviraient mes fins en tant qu’autrice. Par exemple, je ne savais pas si Weinstein avait des enfants adultes. Et je ne le sais toujours pas. Mais pour le roman, lui créer une fille aînée, c’était important, donc cela ne m’a pas intéressée de savoir si c’était vrai.
D’après vous, Harvey Weinstein est-il un monstre ?
Je crois que c’est très facile de penser aux figures de monstres à travers des clichés ou de façon caricaturale, comme s’ils étaient purement diaboliques, différents de nous. Et je pense que je suis intéressée dans la capacité qu’a la fiction de sonder et d’habiter la complexité des gens, même des très mauvais.
“Ce que l’on considère comme diabolique est souvent beaucoup plus ordinaire et familier qu’on ne le croit”
A mes yeux, il y a quelque chose de plus effrayant à nous confronter à la banalité ou au ridicule de personnages comme Weinstein, parce que cela signifie que ce que l’on considère comme diabolique est souvent beaucoup plus ordinaire et familier qu’on ne le croit. Ce personnage, Harvey, est un prédateur, mais ce n’est pas ainsi qu’il se voit. Et cette auto-illusion est plus intéressante à explorer que de porter un jugement sur lui en tant que personnage de fiction.
Harvey est d’abord paru dans le New Yorker sous le titre “White Noise”. Quelle en a été la réception aux Etats-Unis ? Les lecteurs et lectrices vous ont-il·elles reproché de ne pas être assez dure avec Harvey Weinstein, d’avoir de l’empathie ?
Il y a une tendance, en ce moment, à confondre l’écriture avec la morale : nous devrions n’écrire qu’au sujet de personnages bons qui agissent impeccablement, ou alors le fait d’écrire à propos de quelqu’un comme Harvey est vu comme une forme d’approbation.
Je ne crois pas qu’écrire sur un tel personnage soit, en aucune manière, faire la promotion de ses actions. Cela va à l’encontre de ce qu’il y a de merveilleux dans la fiction : que ce n’est pas réel, que c’est un espace qui nous permet d’explorer les zones grises et les complexités du caractère par des moyens qui ne sont pas possibles dans la non-fiction. C’est certainement le genre de fiction que j’aime en tant que lectrice.
Vous faites apparaître Don DeLillo dans Harvey : vous a-t-il influencée, et plus généralement quel·les sont les écrivain·es qui vous inspirent ?
J’aime Don DeLillo et j’admire profondément son travail. Il écrit tellement bien sur le pouvoir et la conspiration en Amérique, et il m’a semblé coller parfaitement au cadre de mon roman, et dans le monde de ce titan en péril, Harvey, désespérément en quête d’une porte de secours.
Bien sûr, dans mon livre, l’homme qu’il prend pour DeLillo n’est pas DeLillo, c’est juste un voisin. En termes d’écrivains qui m’ont influencée, cela a souvent varié, mais je dirais qu’en ce moment ce sont Mary Gaitskill, Joy Williams et Deborah Eisenberg.
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Pensez-vous que l’affaire Harvey Weinstein est ce qui a provoqué cette nouvelle vague de féminisme ? Et que pensez-vous de l’une de ses conséquences : la cancel culture ?
Je ne pense pas que Weinstein lui-même ait provoqué une nouvelle vague de féminisme, mais il est certainement devenu le symbole du mauvais comportement de beaucoup d’hommes. Je pense que cela peut être problématique de se concentrer autant sur de mauvais acteurs individuels, comme Weinstein.
“Cela pourrait être plus utile de porter notre attention sur les systèmes qui ont engendré ces hommes”
Cela détourne notre attention des forces structurelles ou culturelles ou politiques, et à la place nous fait croire que l’on peut trouver une catharsis ou un progrès à travers l’accusation d’individus. Cela ne veut pas dire que les gens ne devraient pas porter la responsabilité du mal qu’ils ont fait, seulement que cela pourrait être plus utile de porter notre attention sur les systèmes qui ont engendré ces hommes.
Quand vous écrivez, prenez-vous en compte votre féminisme ?
La fiction est géniale parce qu’elle opère en dehors des bornes du monde normal. La fiction n’est pas une performance morale ni politique – pour moi, en tout cas, bien que je connaisse et admire beaucoup d’écrivains qui diraient le contraire au sujet de leur façon d’écrire. Quand j’écris, je ne veux pas devoir penser à faire la leçon à quiconque, ou à dire quoi que ce soit de moi en tant que personne ; je veux être libre de suivre les personnages, même s’ils agissent mal.
Dans The Girls et votre nouvelle “Los Angeles”, vous exploriez déjà les mécanismes d’emprise et de soumission entre deux ou plusieurs personnes, pas seulement entre un homme mûr et une jeune fille. C’est ce qui vous intéresse ?
En tant qu’écrivaine, je me trouve plus attirée par des dynamiques de pouvoir. Parfois, elles sont plus présentes à travers le système clos de la famille, ou d’une communauté comme dans The Girls.
Mais les relations romantiques et sexuelles sont à l’évidence un terreau extrêmement riche en termes de pouvoir, et un lieu intéressant pour explorer les éléments, constamment changeants, de domination et de soumission.
Ecrire est toujours une prise de pouvoir. Le faire au sujet d’un prédateur comme Weinstein, n’est-ce pas en faire une proie ?
C’est une bonne question, et définitivement quelque chose auquel j’ai pensé. Surtout après avoir écrit The Girls, roman qui suit une très jeune fille qui se soumet aux forces autour d’elle et qui a très peu de pouvoir, cela avait quelque chose de libérateur d’habiter l’esprit de quelqu’un comme Harvey, qui sent que le monde est sous son contrôle.
Et, bien sûr, écrire au sujet d’un personnage est l’acte de contrôle ultime, ce qui me paraissait être une nouvelle dynamique intéressante quand le personnage est quelqu’un qui a l’habitude d’avoir toutes les cartes en main.
“Je suis souvent attirée par des situations en apparence idylliques qui sont sous-tendues par des courants de noirceur”
Vous vous êtes réinstallée en Californie il y a deux ans, après avoir vécu à New York, dans le quartier de Silver Lake à L.A. Diriez-vous que la ville de Los Angeles vous inspire autant qu’elle a inspiré beaucoup d’écrivain·es ?
La Californie est tellement belle, ses paysages, tellement riches. En même temps, toute cette beauté repose sur une fondation très instable. Cette dualité, je la vois définitivement à l’œuvre dans ma fiction. Je remarque que je suis souvent attirée par des situations en apparence idylliques qui sont sous-tendues par des courants de noirceur – comme une communauté utopique ou une famille heureuse mais qui a un secret violent.
Cela peut être troublant, cette profonde indifférence du monde naturel. Il y a eu un tremblement de terre à Los Angeles le mois dernier : cette menace permanente nous habite constamment, de façon inconsciente, la peur que toute cette beauté puisse soudain disparaître.
Harvey (La Table Ronde/“Quai Voltaire”), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch, 112 p., 14 €
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