Dans son premier roman monstre vendu deux millions de dollars à un éditeur américain, Garth Risk Hallberg suit les tribulations de personnages punkisants et désenchantés dans le New York des seventies. Un morceau de bravoure qui a les défauts de ses qualités.
Il y a quelque chose de follement mégalomane pour un auteur, primo-romancier de surcroît, à soumettre à ses lecteurs un texte de près de mille pages. D’entrée de jeu, le volume en impose. Il pèse, on le manie avec difficulté, et l’on y avance comme on s’attèlerait à l’ascension du mont Ventoux en trottinette : lentement.
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Cela ne veut pas dire, fort heureusement, que l’on n’y trouvera pas de plaisir, mais simplement qu’il convient de prendre son souffle, de libérer dans son emploi du temps de longues plages de lecture, pour pouvoir s’installer comme il faut dans ce très gros livre.
Un grand shaker de fiction
Car du plaisir à lire City on Fire, il y en a. Et Dieu soit loué, dès les premières pages. On y découvre quatre groupes de personnages au crépuscule de l’année 1976, à New York : Mercer et William, un couple homosexuel d’artistes en devenir ; Charlie, 17 ans, qui s’échappe de sa banlieue morne pour se frotter à l’underground punk du sud de Manhattan, guidé par sa meilleure amie Sam, bien plus émancipée que lui ; Keith et Regan, nantis récemment séparés, parents de deux enfants ; et une bande de néo-anars punkisants autobaptisés les “post-humanistes”…
Le soir du nouvel an, Sam se fait tirer dessus dans Central Park. L’écho de cette détonation ébranle la vie de tous les personnages, changeant le cours de leurs existences. Car qui n’a pas, après tout, quelque chose à se reprocher ?
Dans son grand shaker de fiction, Garth Risk Hallberg prépare un cocktail explosif : un peu de contre-culture, un peu de capitalisme cynique, un peu de couples au bord de la crise de nerfs, un peu de maestria et beaucoup de désenchantement.
La fin de l’innocence
Fasciné par l’abîme qui s’ouvre aux pieds de ses personnages, il ausculte ce drôle de moment où le sud de New York était tout entier livré aux exclus, aux paumés, aux artistes et aux déjantés, alors qu’au nord les bien nés continuaient à s’accrocher à leurs privilèges. Un moment où les rêveries hippies, déjà sévèrement fissurées, voleraient en éclats à la moindre pichenette. La fin de l’innocence, pour ainsi dire.
Alternant les points de vue avec une technique plutôt infaillible, s’abandonnant à de longs flash-backs, Hallberg mène son affaire d’une main ferme. Il ne s’interdit pas quelques lourdeurs (“La cendre s’enfonçait dans l’opacité verte et touchait le fond comme un cheval qui plonge pour un numéro de cirque”), se laisse parfois aller à franchement faire le malin (“La coke, c’était comme le parti démocrate : il y adhérait pour le principe, mais ça ne lui parlait pas plus que ça”), mais distille malgré tout une atmosphère de fin du monde qui, pour quiconque a déjà secoué ses cheveux sur les riffs des Stooges ou des New York Dolls, sonne plutôt juste.
Excitation pop-culturelle
Voyage dans l’espace, voyage dans le temps, City on Fire est un roman qui réclame l’immersion totale, comme une série appelle parfois le binge watching. Classique dans son style, virtuose dans sa forme, un peu vaniteuse dans son ambition démesurée, cette littérature remplit son rôle de divertissement, tourbillonne et caracole, pour éclater dans un finale franchement trop long mais qui ne manque pas de panache.
En 2013, le célèbre éditeur américain Knopf a mis deux millions de dollars sur la table pour acquérir ce livre, au terme de deux jours d’une folle guerre d’enchères. Du jamais vu pour un premier roman. En France, c’est Plon qui a acheté (très cher, imagine-t-on) les droits. Gallimard, Albin Michel, L’Olivier et d’autres grandes maisons auraient passé leur tour.
Pour le moment, City on Fire fait un flop outre-Atlantique mais a le mérite de réinjecter un peu d’excitation pop-culturelle dans la littérature. C’est déjà une réussite.
City on Fire (Plon), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elisabeth Peellaert, 972 pages, 23,90 €, en librairie le 14 janvier
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