Comment expliquer que son propre père, homme normal en apparence, soit devenu un cambrioleur invétéré ? Une question insoluble à laquelle Molly Brodak a tenté de répondre avant son suicide en mars.
“Un été, mon père s’est mis à braquer des banques”, écrit Molly Brodak au début du second chapitre de Bandit. Ces “Mémoires d’une fille de braqueur”, comme l’indique le sous-titre, sont d’abord le récit d’une enfance hors norme, celle d’une famille modeste du Michigan dont le père est une sorte de Janus.
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D’un côté, cet “homme normal”, employé de l’usine General Motors, prêt à tout pour faire plaisir à ses deux filles, attachant et drôle ; de l’autre, ce joueur invétéré, cleptomane et surtout cambrioleur frénétique, qui braque onze banques en un été, ce qui lui vaudra le surnom de “Super Mario le Bandit”.
Les épidoses tragicomiques d’une famille dysfonctionnelle
“Les faits sont faciles à dire, écrit l’autrice. Ce n’est pas d’eux qu’il s’agit. Il s’agit de tout ce qui n’entre pas dans le cadre du récit. Ce qui reste, le gras, les os brisés, les nerfs, les bouts coriaces. Moi, ma mère, ma sœur et lui – le vrai ‘lui’, pas la version ‘Bandit’ du JT du soir.” Ce “vrai lui”, l’enfant encore naïve va le découvrir au cours d’une scène cruciale, qui fait tout basculer.
Le père et la fille sont assis dans un fast-food insipide, elle lui pose une question au sujet de son boulot du moment. Et là, soudain, quelque chose change dans son regard, “une espèce de brume, un glissement de teinte”. Papa ne travaille pas dans un studio d’enregistrement de musique. Il lui ment, elle le sait, doit le dissimuler, faire mine de rien. Lui s’en rend compte, il cache, du mieux qu’il peut, son trouble.
Un souci constant de ne pas tomber dans le pathétique
Les “gras”, “nerfs”, “os” et “bouts coriaces”, ce sont tous ces moments où les êtres ne se comprennent plus, se déchirent ou même se trompent, tous ces épisodes de la tragicomédie qu’est la vie d’une famille dysfonctionnelle. Molly Brodak tâche de les restituer avec distance et objectivité, les listant parfois pour cela, comme le ferait le grand poète américain et père de la poésie objectiviste Charles Reznikoff. Il y a là une forme de pudeur vis-à-vis du lecteur, un souci de ne pas tomber dans le pathétique.
On sent pourtant les émotions de la narratrice remonter irrémédiablement à la surface, sentiments violents qu’elle s’essaie à maîtriser in extremis, comme une cocotte-minute sur le point d’exploser et qui continuerait à siffler sans fin. Bandit, c’est la littérature comme une nécessité, qui s’impose parce qu’on ne peut pas faire autrement. C’est aussi la littérature comme un risque, un gouffre, la boîte de Pandore d’où sortiront les démons enfouis du passé.
Le passé ne peut pas tout expliquer
Cela n’empêche pas la narratrice de se faire légère, espiègle même de temps en temps, pour rester fidèle à l’esprit, au caractère burlesque, loufoque, du drôle de zigoto dont elle porte le nom. Car il ne s’agit pas ici de régler des comptes, il s’agit de restituer au mieux la vérité d’une existence hors norme, d’un homme constamment hors de lui-même, la façon dont cela déteint sur tout, sur tous·tes ceux·celles qui l’entourent. Si l’on ne choisit pas sa famille, on reproduit malgré soi les travers de ses parents.
C’est l’origine même de la tragédie selon Racine, cette faute des aîné·es que l’on porte toute sa vie avec soi, comme une croix. Molly, comme son père, se mettra à voler des broutilles dans les supermarchés, une fois devenue étudiante. D’une façon irrationnelle, incompréhensible à ses yeux. Comment sortir du cercle vicieux ? En plongeant aux racines du mal, suggère l’écrivaine.
Des mots splendidement restitués par la romancière Jakuta Alikavazovic
Elle retrace la généalogie, découvre l’enfance du pater familias, né dans un camp d’extermination nazi. Sans tomber pour autant dans le déterminisme : le passé n’explique pas tout et l’on reste responsable de ses actes, de ses choix. Il n’y aura donc pas d’expiation, pas de rédemption, pas de réconciliation larmoyante ni de happy end. Le père vieillit en prison, les liens se desserrent encore un peu plus.
Mais là n’est pas l’essentiel, l’essentiel se trouve dans ce que l’on sent à chaque page, ce va-et-vient constant, éblouissant, entre l’enfant qu’elle était et l’adulte qu’elle est devenue, entre les mots de la gamine et la distance critique de la trentenaire, entre l’émotion rejaillie, revécue, et l’ironie, la tendresse de celle qui réussit à pardonner.
Ces mots splendidement restitués par la romancière Jakuta Alikavazovic, ces mots de la poétesse qu’était d’abord et surtout Molly Brodak vont nous manquer. Elle s’est donné la mort, début mars, à l’âge de 40 ans.
Bandit – Mémoires d’une fille de braqueur (Editions du Sous-Sol), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jakuta Alikavazovic, 265 p., 22 €
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