Dans son nouvel essai “Le monde est clos et le désir infini”, l’économiste Daniel Cohen affirme qu’au lieu d’espérer un retour impossible de la croissance, il s’agit de réinventer un modèle social plus protecteur.
Par-delà la sphère encore marginale des militants obtus de la “décroissance”, la majorité des économistes eux-mêmes ont compris depuis des années que le mythe d’un retour de la croissance tient du pur fantasme, de la vraie démagogie, voire de la névrose obsessionnelle.
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Les politiques – François Hollande en tête –, faute d’avoir le courage de le reconnaître, ne sont pas à la hauteur de l’enjeu, c’est-à-dire capables d’esquisser le modèle d’une société solidaire malgré une croissance faible.
L’illusion du progrès indéfini
Le premier constat assez désenchanté que dresse l’économiste Daniel Cohen dans son nouvel essai Le monde est clos et le désir infini part de cet angle mort : comment peut-on aujourd’hui construire un modèle économique vertueux dont la croissance ne serait pas le moteur principal ? Comment se priver des pouvoirs magiques d’une machine économique déréglée depuis au moins trente ans ? Comment ne pas faire pour autant le deuil de l’idée de progrès en réussissant à en redéfinir les critères, à les réajuster à de nouvelles priorités ?
Tournant autour de ces questions, le livre vise au fond à désacraliser une pure croyance religieuse, puisque comme il le dit d’emblée : “La croissance est la religion du monde moderne”. Elle est “l’élixir qui apaise les conflits, la promesse du progrès indéfini”. L’enjeu de la réflexion de Daniel Cohen consiste à nous dégriser et à déconstruire cette fausse promesse, sans pour autant renoncer au désir infini qu’elle charrie : une société plus juste, à défaut d’un monde plus riche. “Il faut admettre que la croissance matérielle s’éloigne, et essayer de s’engager dans cette ère nouvelle de bonheur (psychologique, immatériel), parier que le progrès tout court n’est pas devenu une idée morte”, écrit l’auteur.
Les mirages de l’économie numérique
Détaillant l’impact déceptif de la révolution numérique sur le dynamisme de l’économie, Daniel Cohen met en lumière un paradoxe : alors que “jamais les perspectives technologiques n’ont paru si brillantes”, “jamais les perspectives de croissance n’ont été si décevantes”. Les mirages de la société numérique, longtemps vantée comme l’occasion d’un redéploiement économique, ont fait long feu. Nous vivons ainsi une étrange rupture économique puisque pour la première fois dans l’histoire, une révolution industrielle ne s’accompagne d’aucun taux de croissance positif.
Toutes les révolutions techniques du passé – l’électricité, l’automobile… – avaient, elles, une réelle force d’entraînement sur la croissance. Nous sommes aujourd’hui à l’inverse dans ce que l’économiste Robert J. Gordon, cité par Cohen, appelle la “stagnation séculaire”. En Europe, la croissance moyenne du revenu par habitant est passée de 3 % à 1,5 % puis à 0,5 % au cours des trente dernières années. Aux Etats-Unis, il n’y a pas eu de gain de pouvoir d’achat durant les trente dernières années pour la grande majorité de la population, si on exclut la part ultra-minoritaire des ultra-riches.
C’est pourquoi Daniel Cohen, prenant la mesure de cette atonie, mais aussi des contraintes climatiques et environnementales, estime qu’il faut sortir de ce fantasme d’une croissance perpétuelle : un constat que faisait déjà Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle, notant que l’époque épique des Trente Glorieuses n’était qu’une parenthèse enchantée dans le cycle normal du progrès économique.
Un nouvel Etat-providence
Repenser le progrès dans ce cadre contraignant oblige donc à des déplacements et à des réinventions. La nécessité s’impose de trouver la manière de “s’immuniser contre les aléas de la croissance”, de vivre mieux sans elle.
“Plutôt que la méthode Coué qui consiste à constamment parier sur une croissance haute, il vaut mieux admettre que le devenir de la croissance à long terme est impossible à prévoir, même à l’échelle d’une décennie, et agir de manière à protéger la société de ses vicissitudes”, écrit Daniel Cohen.
Il faut construire un nouvel Etat-Providence qui permette d’échapper à la terreur du chômage et “aller vers un monde où perdre son emploi devienne un non-événement”, comme l’illustre le modèle danois. Les chômeurs bénéficient au Danemark d’un système de protection et de formation professionnelle poussé, qui leur permet largement de retrouver un statut dans l’espace professionnel.
Plusieurs pistes sont ici esquissées : réinventer des instruments pour permettre aux salariés d’être les acteurs de leur autonomie, à l’image des “droits de tirages sociaux” proposés par le juriste Alain Supiot (une créance préalablement constituée dans laquelle la personne peut puiser pour se former, se reconvertir…) ; transformer les modes de management au cœur d’un monde du travail anxiogène ; inventer une nouvelle civilisation urbaine qui évite les ghettos et tempère l’endogamie sociale ; restaurer les solidarités sociales ; engager ce qu’Edgar Morin appelle une “politique de civilisation”…
Convoquant de nombreux travaux de chercheurs parus ces dernières années, dans une sorte de synthèse habile des grands enjeux économiques à venir, Daniel Cohen perçoit de manière lucide “le défi nouveau de la finitude du monde”. Le titre même de son essai en forme de clin d’œil au livre du philosophe des sciences Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, paru en 1957, invite à, sinon maîtriser notre goût infantile du “toujours plus”, réorienter le sens de nos priorités : vivre mieux, sans attendre le miracle d’une croissance qui ne reviendra plus, avant longtemps.
Le monde est clos et le désir infini par Daniel Cohen (Albin Michel), 220 p, 18 €
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