Ses fantasmes, ses délires, ses critiques de la société américaine, ses angoisses : Robert Crumb expose sa vie dessinée au musée d’Art moderne de Paris. Entretien exclusif et intégral avec le géant de la BD underground.
Pionnier de la bande dessinée autobiographique, symbole de la contre-culture, Robert Crumb a bouleversé en profondeur la bande dessinée dès les années soixante avec ses récits mêlant fantasmes, critique de la société américaine, satire psychédélique, et autoparodie. Extrêmement discret, il nous a fait l’honneur d’une rare interview à l’occasion d’une riche actualité en France, son pays d’adoption depuis vingt ans : une grande rétrospective au Musée d’Art Moderne de Paris, la sortie d’une copieuse anthologie et la sortie en DVD du documentaire de Terry Zwigoff, Crumb. Avec esprit, finesse et humour, il revient sur sa carrière, sur l’Art, sur les hippies d’Haight Ashbury, sur sa mission d’évangélisation et sur le ukulélé…
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Que signifie pour vous cette exposition au musée d’Art Moderne ?
Robert Crumb – C’est surtout très déconcertant, déroutant, parce que j’ai une vision un peu négative des musées et du monde des beaux-arts en général, même si évidemment c’est super que les musées existent, que les gens puissent voir des œuvres d’art dans des espaces publics. J’ai posé quelques questions directeur du Musée d’Art moderne, Fabrice Hergott, parce que je n’étais pas bien sur de la raison pour laquelle j’étais là. En gros c’est parce qu’ils ont besoin de faire venir du monde. Sinon, ils n’ont pas de financement. Et donc ils ont fait mon expo pour attirer les foules ! Récemment, il y a eu une exposition Basquiat, et ça a attiré du monde, Basquiat c’est hot. Mais Fabrice Hergott m’a dit qu’en général le public ne s’intéressait pas à l’art contemporain. Ça ne parle pas assez à la plupart des gens. J’ai demandé à Fabrice Hergott s’il était familier de la BD en général. Il m’a dit qu’il ne l’était pas particulièrement mais qu’il savait que beaucoup de jeunes artistes contemporains se disent influencés par mon travail. C’est la toute première fois qu’ils exposent de la bande dessinée, la toute première fois.
Vous-même aviez-vous déjà recherché ce genre de reconnaissance ou vous trouvez ça plutôt embarrassant ?
Ce n’est pas embarrassant, c’est plutôt très flatteur, bien sûr ! Il y a tellement d’artistes qui crèvent d’envie d’entrer dans les musées, qui adoreraient être exposés dans les grands musées et les grandes galeries. Certains de mes amis qui sont artistes côtés Beaux-arts m’ont félicité pour ce très heureux événement qui est d’avoir une exposition importante dans ce musée important. Ça les a profondément impressionnés ! Mais ce n’est pas quelque chose à laquelle j’ai toujours aspiré. Pour moi, l’important a toujours été de voir mon travail imprimé. La première fois que j’ai vu une BD que j’avais faite imprimée sur une presse offset, en 1967, à 23-24 ans, ça a été une expérience profondément exaltante. Voir cette chose imprimée, pliée, agrafée, comme une vraie bande dessinée ça a été un sacré frisson. Voir mon œuvre sur les murs d’un musée, c’est un peu bizarre. Je disais ça à Sébastien Gokalp, le commissaire de l’exposition, et il me disait que de cette manière, les gens pouvaient voir comment je dessine, où je fais des corrections. Certes, mais ce n’est probablement que 1% des gens intéressés par mon travail qui voient les choses comme ça.
Au tout début est-ce que vous vous attendiez à être exposé dans un musée ?
Pas du tout. Ça ne faisait pas partie de ce à quoi j’aspirais, ni de ce que j’imaginais. Etre dans un musée, être pris au sérieux par le monde des Beaux-arts, avec des bandes dessinées !! Quand j’étais jeune, les bandes dessinées aux Etats-Unis étaient méprisées au plus haut point par le monde de l’art, par la “haute culture” (en français). La chose la plus vile qu’on pouvait faire, c’était des bandes dessinées. Quand j’étais jeune, je voulais impressionner les filles –certaines filles sont impressionnées si vous êtes un artiste. Mais si je leur disais que je dessinais des BD, ça les arrêtait direct. “Oh tu fais de l’art, quel genre d’art ?” “Je dessine des BD” “Euh, des comics, d’accord…” “Pourquoi tu ne fais pas des peintures, achètes des toiles, de la peinture à l’huile et des pinceaux et fais de la peinture à l’huile plutôt !” ” Oui, je sais, je devrais, je sais pas…”
Votre art est très spontané. Que pensez-vous de tous les discours intellectuels que les critiques font autour de votre art ?
Les critiques tombent parfois pile, parfois d’autres ne comprennent pas… Pour la BD, cela dépend si le critique a une certaine connaissance de la Bd et de l’illustration. Dans le catalogue qui a été fait pour cette exposition, les textes les plus intéressants ont été écrits par des gens qui étaient familiers de la bande dessinée, qui connaissaient le medium. Ils savent d’où je viens, ils savent décrire ce que je veux dire, ils me comprennent. Et les gens qui viennent du monde de l’art, je vois bien qu’ils essaient d’y comprendre quelque chose (rires), ils essaient de me connecter avec ceci ou cela, mais simplement ils ne connaissent pas le monde d’où je viens et donc ne peuvent pas faire une analyse convaincante.
Avant de venir vivre en France au début des années 1990, saviez-vous comment votre travail y était perçu ?
La première fois que je suis venu en France, les gens connaissaient mon travail grâce à Actuel. Mais ils ne savaient pas que j’étais encore vivant et que je travaillais encore ! A Actuel, ils avaient tout simplement pris et utilisé des trucs que j’avais faits pour des revues hippies américaines. Tout le monde faisait ça à l’époque, ce n’était pas un problème. Je ne suis pas mieux compris en France qu’aux Etats-Unis, mon travail est si profondément américain. Je ne peux pas trop faire de commentaires sur la culture française. J’habite en France depuis plus de vingt ans et j’ai l’impression de seulement commencer à comprendre ce qui se passe dans la tête des Français.
Pourquoi êtes-vous venus en France ?
C’est ma femme, Aline, qui était hautement motivée pour venir habiter ici. Elle a tout manigancé, elle s’est occupée de tous les détails. Un matin je me suis réveillé et j’habitais en France. Je me suis demandé “mais bon sang comment ça a pu arriver ?! J’habite en France, comment c’est possible ?” (rires). Elle avait tout fait. Je m’habitue lentement à vos coutumes. Je n’arrive pas à parler français correctement, je ne peux pas avoir de conversation en français. Je peux commander à manger mais pas discuter. J’avais déjà 48 ans quand on est parti d’Amérique, c’était déjà trop tard. Aline a appris à parler couramment. Mais elle est beaucoup moins timide que moi. Dès le premier jour, elle avait déjà envie de parler français, même mal. Moi je suis trop timide pour parler en mauvais français. Quand j’ai entendu rire de mon français, je me suis tu. Je me suis dit “ok c’est bon, je ne parlerai plus” (rires).
Vivre en France a changé quelque chose à votre travail ?
Oui mais c’est dur d’expliquer ce que ça a changé. Je ne sais pas si j’aurais fait les mêmes choses aux Etats-Unis, c’est difficile à dire. Ce qui est sur c’est que j’ai drastiquement transformé mon destin mais je ne sais pas exactement comment.
Comment c’était, la vie aux Etats-Unis juste avant votre départ ?
J’habitais dans la Vallée Centrale de Californie, depuis les années 1970. C’était un coin agricole et rural, très rangé, morne et chrétien, normal, un peu une Amérique des temps anciens, que j’aimais bien d’une certaine façon (rire). Je ne vivais plus à San Francisco depuis 1970, même si j’y passais beaucoup de temps, j’avais beaucoup de copines là-bas.
Vous n’avez pas vraiment été dans le trip hippie, si ?
A San Francisco, à la fin des années soixante, j’avais des sympathies pour les hippies, je prenais du LSD, je disais “oh wow, groovy, épatant”, j’utilisais ce genre de vocabulaire. Mais je ne suis pas devenu un hippie du point de vue du style : impossible de m’imaginer habillé en hippie. Et dans la culture hippie – comme à Haight Ashbury où j’ai vécu –, il y a toujours eu des hippies radieux, sublimement beaux, qui s’habillaient merveilleusement, qui agissaient avec spontanéité. On avait l’impression qu’ils flottaient, qu’ils étaient plus légers que l’air. Ils avaient toujours l’air excités. Certains s’en tiraient vraiment bien. Les autres étaient ridicules la plupart du temps. J’avais essayé d’expérimenter avec le style de vie hippie en communauté, ce qui était juste le chaos total, complètement dingue, avec les gens qui tout le temps étaient stoned, drogués, pfff…Mais il y avait un sentiment général d’optimisme, et je le ressentais aussi. J’y croyais à cet optimisme, aux trucs révolutionnaires. J’avais de fortes convictions à gauche. Et puis c’est tombé à l’eau petit à petit. La croyance que la révolution allait arriver d’un jour à l’autre est morte graduellement parce que ça n’arrivait pas et les gens en avaient marre d’attendre. Mais je suis toujours fortement de gauche.
Etiez-vous heureux alors ?
Je n’étais pas heureux là, à l’époque. Mais de toute façon, le bonheur ce n’est pas quelque chose que j’associe tellement avec moi-même. La plupart du temps je suis plutôt une personne angoissée et déprimée. Heureux ! Haha ! Je ne sais pas ce que ça veut dire ! J’ai un petit fils de deux ans et demi. Il est d’un naturel heureux. Ça me fascine quand je l’observe : ce gamin est heureux d’être en vie, c’est dingue. Ma fille quand elle était un bébé, n’était pas comme ça. Elle était angoissée, sensible, difficile, elle pleurait beaucoup, faisait des cauchemars. Ce petit garçon, il est calme, facile à vivre, il rit beaucoup. C’est incroyable ! Il tient de la famille de son père, des Français profonds du sud, des vieux communistes. Ils sont super.
Aux Etats-Unis, est-ce que l’on comprenait votre travail à l’époque ?
La plupart du temps, on ignorait mon travail. J’étais connu dans un certain milieu. Sur une population de, mettons 180-200 millions de personnes à l’époque, j’avais environ 10 000 fans dévoués qui lisaient mes trucs. Les choses les plus populaires que j’ai faites se sont vendues à environ 20 000 exemplaires mais il a fallu quelques années pour y arriver. Donc même si j’avais une certaine réputation, une notoriété, les gens ne lisaient pas mes livres en masse. Ils étaient durs à trouver, trop barrés pour la plupart des gens, ce n’était pas mainstream du tout. Il y a certaines choses que j’ai faites, comme Keep on truckin’, qui ont été largement disséminées en produit dérivé. On pouvait acheter des posters, ce genre de choses, qui étaient en quelque sorte associées à mon nom. Ça a donné un peu une image fausse de moi, ou en tout cas une image partielle. Ensuite dans les années 90, il y a eu le documentaire Crumb de Terry Zwigoff. Il a très bien marché en salles. Et mon nom est devenu connu très connu, même chez des gens qui ne lisaient toujours pas mes livres. Les média ont besoin tout de suite de choses qui t’identifient quand ils parlent des gens, donc pour eux Crumb, c’est “Keep on truckin, Fritz the cat et la pochette de l’album de Janis Joplin”, c’est tout. C’est ce que la plupart des gens savent de moi… Mais je m’en fiche. Je n’aspire pas à être un amuseur public célèbre. Les éditeurs pour lesquels j’ai travaillé la plupart du temps sont des petits éditeurs qui ne censurent pas ce que je fais, qui se fichent de savoir si ce que je fais est pornographique ou politiquement incorrect. Donc généralement je suis resté avec les petits éditeurs – sauf pour la Genèse.
Est-ce que vous regrettez certaines choses ?
A propos du film Fritz the Cat, je regrette d’avoir autorisé ces types à faire le dessin animé. Un de mes amis artiste, Victor Moscoso, m’avait dit “Crumb si tu les laisse faire ce film, tu vas le regretter toute ta vie.” Il a eu raison, je l’ai regretté, c’est un film idiot, ils ont mis leurs propres trucs dedans, et ce n’est pas très bon. Mais j’étais très jeune, genre 25 ans, et ces gens de New York, entrepreneur des médias, ils étaient très agressifs, parlaient vite et m’ont vraiment écrasé. J’avais des avocats censés travailler pour moi et ils voulaient aussi que ce film se fasse. Ma femme voulait l’argent. Je n’ai pas pu arrêter cette affaire.
A l’origine, comment êtes vous venu à la bande dessinée ?
J’ai grandi en lisant des bandes dessinées. C’était vraiment une forme importante de divertissement pour les enfants quand j’étais petit, les bandes dessinées. J’étais complètement obsédé et j’ai commencé à en dessiner moi même très jeune. Une grande partie d’entre elles étaient influencées par mon frère ainé Charles, lui aussi obsédé, probablement encore plus que moi. On faisait des BD ensemble. A l’âge de 15 ans, j’en avais déjà dessiné des centaines. Tout ce que j’ai toujours voulu devenir, c’est auteur de BD. Je n’aurais pu rien faire d’autre. Je n’étais pas très doué pour me débrouiller dans la vie, j’étais un peu impuissant face au monde, sauf en dessin. Ça a été mon moyen de survie. Sinon, je ne sais pas ce que je serais devenu. Ce n’était pas seulement un refuge car plus tard, quand il a fallu travailler, faire des BD a été le moyen de gagner ma vie. J’avais postulé à des emplois dans des grands magasins pour être vendeur, mais ça n’avait jamais abouti. Personne ne voulait m’embaucher, pour quoi que ce soit. Et miraculeusement, à 19 ans, j’ai trouvé un travail qui utilisait mes capacités artistiques, qui consistait à dessiner des cartes de vœux, des cartes d’anniversaires.
Enfant et adolescent, quels comics lisiez-vous ?
Donald Duck, Little Lulu, d’autres BD du même genre pour enfants. Adolescent, je me suis plongé dans Mad, dans des trucs plus adultes. A 14-15 ans, je suis devenu obsédé par Mad. Cette revue, magnifique satire de la culture américaine est devenue un refuge loin de cette culture qui était si stérile et commerciale et dont on nous abreuvait. Harvey Kurtzman, son créateur, était mon mentor. Son art était très beau, m’a beaucoup inspiré. C’est toujours le cas d’ailleurs aujourd’hui.
Vous vous intéressiez à l’art en général ?
A la fin de mon adolescence, j’ai commencé à regarder plus loin que la culture populaire. J’ai commencé à regarder des livres d’art. J’ai développé une grande admiration pour Breughel, Hieronymus Bosch, des illustrateurs et satiristes des 18è et 19è siècles comme William Hogarth, James Gillray, Thomas Nast, un cartoonist américain de la fin du 19è siècle dont j’admire énormément le style graphique et dont j’ai essayé de copier le dessin, la technique des hachures. Mes sources d’inspiration n’ont pas beaucoup changé depuis ma jeunesse. J’aime aussi les artistes social-réalistes américains des années1920-1930 comme Reginald Marsh qui a fait de magnifiques choses, des scènes de New York, des scènes industrielles, de plage, des carnavals … Magnifique. Il y avait de grandes femmes artistes aussi, comme Wanda Gag, géniale. Toute cette école artistique née de la Dépression a été complètement enterré par l’expressionisme abstrait dans les années 40-50.Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai découvert des auteurs de BD européens comme Calvo, ou l’artiste allemand Otto Dix qui n’était pas du tout connu aux Etats-Unis quand j’étais jeune.
Comment a évolué votre travail ?
Le LSD a complètement changé ma perspective sur ce que je faisais. J’ai vécu un moment précieux, libérateur, quand cette drogue m’a séparé de mon ego. On ne peut pas vivre dans ce monde sans ego et c’était donc un problème d’avoir l’ego fracturé, j’étais désemparé. Mais en même temps, artistiquement, toutes ces choses qui traversaient mon esprit, venant de l’inconscient sans interférence de l’ego, ont été extrêmement exaltantes. Ça a été une période très inspirée, c’était comme avoir une vision religieuse. En 1973, j’ai fait un très mauvais trip de LSD et une voix m’a dit que je n’avais plus besoin d’en prendre, que ça ne marchait plus, que je devais arrêter (rires). Ce que j’ai fait. L’inspiration induite par le LSD a diminué durant les années 1970 et je me suis trouvé un peu désorienté à la fin des années 1970. Mon travail est devenu plus sombre, plus autobiographique aussi, moins spontané. La plupart des gens s’en sont aperçus et n’ont pas aimé. Un critique a même écrit “le travail de Crumb a perdu son inspiration spontanée, maintenant il devient pesant.” Et puis les gens se sont habitués. J’ai continué à travailler, j’ai persisté, j’ai trouvé d’autres sources d’inspiration, relevant plus du commentaire social que de l’inspiration religieuse provenant du LSD. Mais on se rappelle plus de moi et on m’aime plus pour ces choses inspirées par le LSD. Une partie du problème ensuite, c’est que l’ego revient, on en redevient prisonnier.
Travailler avec votre femme, ça a aussi été un moyen d’échapper à votre ego ?
C’est vrai, ça marche bien, de travailler avec Aline. C’est un moyen facile de continuer à faire des bandes dessinées sans avoir ce lourd poids de l’ego sur soi. Elle est une comique juive spontanée et naturelle. Aux Etats-Unis, l’héritage de la comédie juive est très fort, les Marx Brothers, Jerry Lewis. Cet héritage est très fort chez elle. Quand je fais des BD avec elle, tout ce que j’ai à faire c’est lui donner une réplique et ensuite tout vient d’elle, elle crache du feu. Je prends des notes à toute vitesse, ensuite on édite tout ça pour en faire des strips. C’est facile ! Et amusant. Elle-même est très amusante, très drôle tout le temps. Elle n’arrête pas de dire des trucs qui me font rire. Elle est incroyable. Elle m’a toujours fait cet effet, elle m’a toujours fait rire.
Vous êtes très ouvert sur votre vie, votre vie sexuelle. Ce n’est pas embarrassant parfois ?
Je suis probablement trop ouvert parfois. Ce n’est pas embarrassant quand on dessine, c’est embarrassant quand on voit des gens le lire. Je ne peux pas être dans la même pièce que quelqu’un qui lit ces trucs très libres sur ma vie sexuelle. Et encore pire quand on me pose des questions sur le sujet. (Il prend une petite voix) “Crumb, pourquoi ces petits gars qui s’attaquent à des filles géantes, qu’est-ce que ça veut dire ?” Euh, je ne sais pas, je ne peux pas répondre à ça, aucune idée. Demande à un psychanalyste freudien, il saura probablement mieux que moi. Dans le film Crumb de Terry Zwigoff, la rédactrice en chef d’un magazine de gauche américain, Mother Jones, est interviewée et elle raconte de quoi parlent mes BD en termes psychologiques, et elle est précise et parfaitement juste et correcte (rires). C’était bizarre d’entendre quelqu’un parler de moi comme ça. Je me suis dit “oui, oui c’est ça, vous avez raison, je ne peux pas le nier. Fantasmes oraux, oui c’est vrai, trouble du développement, c’est vrai” (rires).
Votre travail est très nostalgique…
Oui, Mr Nostalgia… J’ai cette préoccupation romantique pour cette époque précédant ma naissance, pour les temps anciens. J’aime la musique faite avant ma naissance, j’aime la façon dont les choses avaient l’air à cette époque. J’aurais aimé que ça reste comme ça ! Les vêtements, les voitures, les maisons et les bâtiments, les produits commerciaux qu’on achète dans les magasins, c’était très beau. Ça devait dur aussi. Les gens qui ont vécu dans les années 1920 ont dû également faire face aux années 1930 avec la montée du fascisme, Hitler, Staline, tous ces trucs horribles, atroces, qui sont arrivés. Les gens étaient ignorants, racistes, violents etc. mais culturellement, je trouve que c’était esthétiquement plus agréable que les trucs d’aujourd’hui.
Même en pleine époque hippie, vous écoutiez déjà de la musique des années 1920, pas de la musique psyché ?
Le rock psyché, c’était vraiment ennuyeux. Ces solos stridents de guitare électrique qu’ils tricotaient pendant des heures, c’était tellement pénible. J’ai essayé d’apprécier. J’allais dans les salles comme l’Avalon ou le Fillmore, mais cette musique m’endormait, je la trouvais suprêmement inintéressante. Le rock’n’roll d’avant, celui qui provenait encore de la classe ouvrière était bien meilleur. Des groupes comme Dion and the Belmonts, Tommy James and the Shondells, faisaient une musique bien meilleure, solide, ancrée dans une certaine tradition. Les trucs psychédéliques, c’était les enfants des classes moyennes qui avaient la prétention de faire du rock’n’roll un art sérieux. Pff, absurde, ça ne valait rien.
D’où vient cet amour pour la musique des années 1920-1930 ?
J’adorais la musique des vieux dessins animés et dles vieux films des débuts du parlant. J’essayais de retrouver ça sur des disques contemporains, des trucs des années 1950, du jazz Dixieland, mais ce n’était jamais satisfaisant. Vers 15-16 ans, je cherchais toujours de vieilles BD sur les brocantes et on y trouvait aussi des 78 tours. J’en ai acheté par curiosité. Certains étaient très médiocres, lyriques, sentimentaux, ou chantés par des chanteurs professionnels sans intérêt. D’autres étaient joués par des orchestres de bal des années 1920. Et quand j’ai mis ces disques, là, en 1959, ça a été la révélation, je me suis dit ça y est, c’est ça, c’est la musique que je cherchais, c’est parfait. J’ai su que j’allais collectionner ce genre de disques toute ma vie.
Vous êtes nostalgique de cette époque ?
Le contexte musical à l’époque était tellement différent de maintenant. Les gens allaient danser. Il y avait une espèce de folie de la danse au début du 19è siècle, en Europe et aux Etats-Unis. A Paris, il y avait des centaines d’endroits où on pouvait aller danser, des bals, des dancings… Dans les années 80, j’ai rencontré un vieil homme qui vendait des vieux disques de musette. Il m’a raconté que quand il était jeune dans les années 1920-1930, sa femme et lui allaient danser cinq soirs par semaine. Ils vivaient pour aller danser. C’était bon marché, ils suivaient un certain accordéoniste qu’ils aimaient bien. Il y avait des milliers d’accordéonistes et des petits orchestres musette de trois quatre ou cinq musiciens. Par chance, ils ont enregistré beaucoup de disques. J’adore la musette des débuts. Ils ont commencé à enregistrer à la fin des années 1920, et c’est resté intéressant jusqu’à 1936. Comme pour le jazz aux Etats-Unis. Pour moi le jazz n’est plus aussi intéressant après 1932-1933, quand on rentre dans l’ère du swing, avec Bennie Goodman et Artie Shaw. C’est pareil avec la country, la musique hillbilly. L’influence de la radio a apporté quelque chose d’artificiel.
Que ressentez-vous en l’écoutant des disques des années vingt ?
C’est dur à exprimer. J’ai fait une histoire sur le bluesman Charley Patton. Le type qui l’a publiée aux Etats-Unis dans les années 1980, Gary Groth, de Fantagraphics, est venu chez moi et m’a demandé “qu’est-ce que tu aimes dans ce Charley Patton ? je n’ai jamais rien entendu de lui. Tu as des disques ?” Je lui ai passé ce qui pour moi est le meilleur disque de Charley Patton, chaque fois que je l’entends je vis une expérience très profonde. Il a écouté attentivement. A la fin du disque, alors que je venais d’avoir une grande expérience mystique, il me dit “mais c’est quoi alors que tu aimes chez lui ?” Héhéhé, laisse tomber, c’est pas grave, je ne peux pas expliquer ! Pourquoi c’est mieux que Bruce Springsteen ? Je ne sais pas !
C’est important pour vous d’entretenir cet héritage ?
Je me suis senti investi d’une mission d’évangélisation, je voulais partager cette musique. Mais j’ai abandonné depuis. Même pour la musette des débuts, que j’adore. J’avais fait cet ensemble de cartes Les As du musette, avec des portraits de joueurs d’accordéon. Il s’est vendu très médiocrement en France (rires). Ça n’intéresse pas les gens ici. Certains des musiciens de ces cartes n’avaient jamais été édités autrement qu’en 78 tours, on ne pouvait pas s’attendre à ce que les gens les connaissent ! Hubert Bression par exemple n’a jamais été réédité, il existe juste en 78 tours, ça n’existe pas en CD, et même pas sur internet. C’était pourtant un merveilleux joueur d’accordéon. Donc j’ai abandonné l’évangélisation de la musique d’antan. Mais quand je trouve un disque de Bression aux puces porte de Vanves, j’ai l’impression de lui porter secours, de le sauver du néant. Il faut bien que quelqu’un le fasse !
Une partie des archives d’Alan Lomax est sur internet maintenant…
Vraiment ? Excellent ! Mais il faut faire attention à ne pas les garder que sous forme électronique. Ça pourrait être perdu. Il y a quelques années, la fille d’Alan Lomax m’a contacté pour que je fasse des illustrations pour une collection de CD sur Jellyroll Morton. En échange, elle m’a proposé d’avoir accès aux archives 78tours d’Alan Lomax et de prendre ce que je voulais ! J’ai accepté évidemment. Quand je suis allé chercher les disques, les jeunes gens qui bossaient là, vingt ans, trente ans, très raffinés, bien éduqués, très respectueux d’Alan Lomax, m’ont emmené dans une pièce sans climatisation, très chaude. Et les 78 tours étaient posés négligemment sur des étagères, pas classés, rien. Certains étaient cassés, d’autres gondolés parce qu’il faisait si chaud. Je n’y croyais pas. Personne ne savait rien sur ces disques, les 78 tours ne les intéressaient absolument pas. Tout ce qui leur importait, c’était les enregistrements que lui et son père avaient fait dans les Appalaches, partout, les enregistrements sur le terrain. Mais de cette collection de 78 tours de blues, de country, réalisés commercialement ne les préoccupait pas, ils m’ont laissé prendre ce que je voulais. J’en ai sauvé un bon paquet !
Vous avez-vous-même fait de la musique. Quand avez-vous commencé ?
Enfant, j’avais essayé de me construire un ukulélé avec une boite de cigare. Mais ça ne marchait pas très bien. Alors à douze ans, pour Noël ma mère m’a acheté un ukulélé en plastique. J’ai commencé à apprendre là dessus et puis petit à petit, je suis passé aux vrais instruments. Mais comme j’étais très isolé, je n’ai jamais appris à jouer correctement, je joue à l’envers !
Vous n’avez jamais pensé jouer professionnellement ?
Non. Le milieu de la musique est horrible. Et je ne suis pas un bon musicien, je suis un musicien de seconde zone. J’ai fait partie de groupes mais jamais au point de penser en faire une carrière sérieuse. Et avoir joué, même rarement, de façon professionnelle, m’a un peu gâché le plaisir. Il vaut mieux que la musique reste un plaisir, et pas quelque chose dont on fait de l’argent. Je joue toujours. Ça m’arrive encore de jouer avec des groupes, mais juste pour m’amuser. Je joue juste de la country, ou des trucs simples. Je n’essaie rien de trop compliqué ! Mais c’est un plaisir de jouer d’un instrument. C’est un don. Tout ce qu’il faut, c’est s’entraîner. Il faut aussi trouver une musique qui inspire et qu’on a envie de jouer, c’est important. Parfois j’entends des gens dire “J’aimerais bien apprendre à jouer de la mandoline” et quand on leur demande la musique qu’ils aiment ils disent qu’ils ne savent pas, un peu tout. On ne peut pas apprendre à jouer un instrument si on ne trouve pas des musiques qui nous motivent fortement.
Avez-vous vu envie de transmettre votre art ?
Non. Je ne sais pas enseigner, je n’aurais pas pu apprendre mon art à quelqu’un. Je pense que j’ai eu une grande influence sur la bande dessinée, dans le sens où j’ai montré aux gens qu’en bande dessinée, on pouvait faire plus que des choses pour enfants, que la BD pouvait s’adresser aux adultes, et s’avérer très personnellle. J’ai montré aux gens que les possibilités formelles étaient énormes, ce qu’on n’avait pas vraiment réalisé avant. Je connaissais des gens qui stagnaient dans le monde de l’art, et quand ils ont vu mes trucs ou d’autres BD underground, ils ont trouvé ça intéressant, on abandonné l’art et se sont mis à la BD. Bill Griffith, l’auteur de Zippy, est l’un d’entre eux a commencé comme ça, Justin Green aussi. Il faut dire que les Beaux-arts c’est déroutant. Tous ces profs qui essaient de t’apprendre des théories, c’est excessivement complexe. Quand on lit le jargon intellectuel écrit par Clement Greenberg, ce genre de personnes, on se demande de quoi ils parlent. Mon dessin aussi a influencé des gens, mais plutôt à mes débuts, plus tellement maintenant.
Et des gens comme Charles Burns ?
Avec Charles Burns, on a surtout été influencés par les mêmes choses, les EC Comics, les BD noires (en français), les BD policières des années 1950, très sombres. J’aimais bien ça.
Aujourd’hui vous avez toujours envie de découvertes ?
Je suis toujours très curieux. C’est tellement excitant de découvrir de nouveaux artistes intéressants. C’est toujours un plaisir. J’aime découvrir de nouveaux auteurs de BD aussi. Dans le domaine du roman graphique, beaucoup de choses me paraissent prétentieuses, beaucoup trop sérieuses, les auteurs en font trop pour avoir l’air profond, mais de temps en temps il y a des trucs très intéressants, à la fois aux Etats-Unis et en Europe. Mon artiste préféré français en ce moment est un type dont personne n’a jamais entendu parler parce que son travail est très dérangeant. Il s’appelle David Sourdrille. Une des raisons pour laquelle je l’aime bien c’est qu’il a une sensibilité envers les femmes similaire à la mienne. Il dessine des belles femmes, qui ont des formes, voluptueuses. Dans ses BD, il est très obsédé par les femmes et il se dessine comme un loser sans attraits, un petit gars moche. Toutes ses BD sont là-dessus. C’est un artiste brillant. Il n’est pas apprécié à sa juste mesure en France.
Dessinez-vous encore beaucoup ?
Pas autant qu’avant. Avant j’avais toujours un carnet avec moi et je dessinais tout le temps, mais ce n’est plus le cas. Je suis trop gêné maintenant, je suis trop connu, trop conscient de ma personne. Le poids de ce malaise existentiel devient de plus en plus lourd au fur et à mesure que je vieillis. Ça a débuté dès que j’ai commencé à avoir du succès en 1968-69. Dès que c’est arrivé, la gêne s’est installée. Et c’est de plus en plus lourd, de plus en plus dense. C’est comme nager dans de l’eau qui devient de plus en plus épaisse, visqueuse jusqu’à ce qu’on ne puisse plus presque bouger. Comme dans un cauchemar. Le succès est la chose la plus difficile à affronter. C’est sur de rester frais et anonyme comme quand on a commencé. Je ne ressens plus ce plaisir spontané, ludique en dessinant. Je travaille beaucoup, mais la plupart du temps c’est par obligation. J’en tire encore de la satisfaction, mais ce n’est pas pareil. Avant j’étais très motivé par la reconnaissance, je voulais dire ce que j’avais à dire, vider mon sac, mais j’ai fait tout ça. Je n’ai plus rien à prouver.
{"type":"Banniere-Basse"}