Pour parler de sexe – mais aussi de politique –, Nathalie Quintane se place sous l’égide de l’ex-star du X Brigitte Lahaie. Une fantaisie jouissive et critique.
Elle a illuminé de sa blondeur des films comme Sarabande porno, Langues cochonnes ou La Grande Mouille. Reine du X hexagonal des années 70, Brigitte Lahaie est aujourd’hui une héroïne de roman. Ou plus exactement une médiatrice narrative et littéraire, rôle qui n’est pas sans rappeler celui qu’elle tient derrière le micro dans son émission de radio Lahaie, l’amour et vous, pour laquelle elle déploie ses talents de conseillère en sexualité.
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Comme les auditeurs qui ne savent pas comment prendre leur pied ou faire jouir leur partenaire, la narratrice de Crâne chaud, le dernier livre de Nathalie Quintane, a elle aussi besoin de l’aide de Brigitte Lahaie, ou « Brigitte » comme elle l’appelle familièrement, pour trouver les mots qui expriment le sexe, écrire ce qu’elle nomme le « sentiment sexuel ». Sur ce plan-là, elle se sent vierge, ne sait pas comment s’y prendre et forcément, elle s’interroge :
« Une littérature porno serait une littérature qui ferait oublier qu’elle est littérature pour ne garder que le porno (les pénétrations, par exemple). Mais qu’est-ce qu’une suite de descriptions de pénétrations, sinon un livre dans le style de Perec ? »
Ou l’Oulipo comme Ouvroir de littérature pornographique… Pour écrire le sentiment sexuel, « la forme aussi doit être sexy » – « Bataille, par exemple. C’est sexe (il parle de sexe et c’est sexe). » Fidèle à son écriture fragmentée, Nathalie Quintane préfère la volupté des lignes courbes à la linéarité, elle opère un va-et-vient constant entre des sujets a priori sans lien les uns avec les autres et prévient le lecteur dès les premières pages en mettant à nu son dispositif et ses supposées failles : « Je ne dis pas que l’ensemble soit pépère: on pourra toujours me reprocher les sauts du coq à l’âne, les problèmes de ponctuations, les allusions obscures, les paragraphes trop longs et les chapitres trop courts, etc. »
Dans Crâne chaud, on passe ainsi des exploits d’une contorsionniste oudmourte à une réflexion sur La classe ouvrière va au paradis d’Elio Petri ; des mérites comparés de l’anus et du vagin à une digression sur Gertrude Stein, cette « femme assez forte qui habita longtemps rue de Fleurus » ; ou encore de la poussée hormonale de l’adolescence aux promenades d’Emmanuel Kant en faisant un détour par Hitler et des transcriptions fictives des émissions de Brigitte.
La sexualité est-elle démocratique ?
Des éléments disparates qui pourtant s’imbriquent et déplacent le propos, en apparence léger et décalé, vers des zones plus profondes, abolissant la frontière entre le cérébral et le sexuel, entre le « haut » et le « bas ». D’ailleurs, dans le livre, un massage de crâne dans un salon de coiffure se transforme en expérience érotique. D’où le titre : Crâne chaud. Preuve que le sexe n’est pas qu’une affaire de cul. De fil en aiguille, le texte se fait carrément politique. Car tout est politique, on le sait bien.
Derrière les anecdotes loufoques, Quintane pose des questions de fond : la sexualité est-elle démocratique ? Existe-t-il une inégalité sexuelle ? Les corps à corps épousent-ils la lutte des classes ? « Comment on fait, pour les sentiments sexuels, sans argent ? HEIN ? » Comment on fait sur « un matelas mousse, bientôt troué de-ci de-là par la piètre qualité de la mousse » ? Et est-ce que le désir ne serait pas seulement une affaire de T-shirt après tout ?: « Les faits sont pourtant simples : soit tu as le T-shirt Fruit of the Loom, soit tu ne l’as pas, mais une copie (Fruit of the Boom). Ayant Fruit of the Loom, tu fais plus qu’entrevoir la baise pour toi ; n’ayant que Fruit of the Boom, tu l’entrevois pour les autres… »
Il y aurait donc des exclus du sentiment sexuel, des dominants et des dominés. Là, le texte dérive vers l’insurrection poétique et ne se place plus sous la tutelle de Brigitte Lahaie, mais sous l’égide de Jean Genet et de son « érotique du rapport entre le Palais et le Bidonville », entre le colonisateur et le colonisé : « Les Tunisiens révoltés étaient-ils encore baisables ? » Déjà, dans Grand ensemble (concernant une ancienne colonie), paru en 2008, Nathalie Quintane abordait les fantômes de la colonisation. Et dans Tomates, sorti en 2010, des considérations potagères lui servaient de prétexte pour évoquer l’affaire de Tarnac.
L’air de ne pas y toucher, en avançant de biais, Nathalie Quintane bouscule. Son écriture ironique et frondeuse décontenance. D’autant que, comme l’explique Brigitte à la narratrice, « les paroles sont aussi des actes… elles ont un effet… elles peuvent toucher en plein coeur la personne, bien plus violemment qu’une double pénétration – si vous me permettez la comparaison – parce qu’elles touchent l’être même, ce que l’on est ».
« Ça m’ennuie qu’on puisse un jour ne plus savoir qui est Brigitte Lahaie »
Crâne chaud n’est pas un texte pornographique. Ni érotique. Est-il même sexuel ? « Il n’y a pas de rapport sexuel », provoquait Lacan dans son séminaire de 1972. Façon de pointer que, même quand deux personnes se frôlent, s’enlacent et s’étreignent, elles ne se rencontrent pas. En réalité, chacun est ramené à soi, éloigné de l’autre par la jouissance. D’où la difficile communicabilité de la sexualité, qui est avant tout affaire de subjectivité.
D’où le recours à Brigitte : « Je n’ignore pas ce qu’il y a de moralement condamnable à papoter de Brigitte, à la faire passer de modèle politique à persona, mais ça m’ennuie que dans cinquante ans on puisse ne plus savoir qui est ou vraiment fut Brigitte alors que son émission m’aura en quelque sorte fourni un patron possible de construction progressive d’une intelligence commune – au passage me tirant d’affaire. » Alors, merci Brigitte.
Elisabeth Philippe
Crâne chaud (P.O.L), 224 pages, 14 €
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