Méconnus, passés à la trappe ou outsiders : Michel Houellebecq a choisi de mettre en avant les livres et auteurs qu’il aime mais qui n’ont pas reçu l’accueil médiatique qu’ils méritaient. Comme l’écrivain de science-fiction américain Jeffrey Ford.
La sélection de Michel Houellebecq devait comporter au moins une œuvre de science-fiction. Le rédac chef de ce numéro n’a jamais caché son goût pour la littérature fantastique, et c’est peut-être elle, avec la poésie, qui aura été son moteur pour commencer à écrire – son tout premier texte publié, en 1991, est un essai sur Lovecraft, H. P. Lovecraft – Contre le monde, contre la vie.
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Enfin, certains de ses romans témoignent de l’influence qu’a eu la SF sur son imaginaire. La Possibilité d’une île met en scène, dans le futur, un monde postapocalyptique peuplé d’humains barbares et de clones romantiques. Même La Carte et le Territoire, moins fantastique, en portait la marque, annonçant la fin de notre civilisation.
Raccord avec les obsessions houellebecquiennes
Aujourd’hui, il a décidé de nous faire découvrir l’œuvre d’un certain Jeffrey Ford, sans doute connu des amateurs de SF, moins du grand public, à travers une trilogie (Physiognomy, Memoranda et L’Au-delà) complètement raccord avec ses thèmes récurrents et autres obsessions – quand une nouvelle civilisation surgit des ruines de la nôtre, avec ses us, coutumes et règles, caricaturant souvent les pires maux de nos sociétés et les pires travers inhérents à l’humain.
Ecrit en 1997 (traduit en 2000), Physiognomy met en scène un certain Cley, physiognomiste – il peut analyser le caractère et les secrets d’un être rien qu’en le regardant –, bras droit d’un despote-scientifique-sorcier, le Maître Drachton Below, qui règne sur le royaume.
Une sorte de Philip Marlowe au cynisme poussé à l’extrême
Sorte de Philip Marlowe (le privé des romans de Raymond Chandler) au cynisme poussé à l’extrême, c’est-à-dire à la cruauté, Cley va trimballer son manque d’humanité et de morale le temps d’une enquête dont l’a chargé Below : retrouver, dans la ville d’Anamasobie, celui qui a dérobé le fruit du paradis terrestre.
Si Jeffrey Ford excelle dans des dialogues à l’humour tranchant et un sens de l’absurde au vitriol, la force de son écriture tient surtout dans sa capacité, virtuose, à contaminer chaque chapitre de merveilleux (apparitions de fantômes, de personnages étranges), d’horreur (Below sait ressusciter les cadavres et en faire des jouets de chair pour les vivants), et à faire déraper chaque scène dans le fantastique, l’hallucination, le rêve, la folie.
La Beauté, une drogue puissante
Physiognomy est un roman aussi vertigineux que complètement barré, une sorte de long trip sous LSD, qui fait vaciller toutes les règles romanesques, tel, par exemple, le pacte tacite entre auteur et lecteur (même dans la science-fiction !), d’un minimum de “réalité” de ce que vit le héros.
Or Cley est accro à une substance violette, la Beauté, une drogue puissante qui ouvre portails psychiques et temporels. Jeffrey Ford parvient sans jamais sombrer dans le didactisme ni la lourdeur à écrire l’une des satires les plus drôles et les plus horrifiques des régimes totalitaires, qu’ils soient religieux ou politiques. Mais c’est souvent la même chose, nous disait d’ailleurs le Soumission de Houellebecq, avec davantage de mélancolie.
Physiognomy n’aurait peut-être pas retenu son attention si ne s’y trouvait pas une dose de romantisme bafoué : Cley tombe amoureux d’Arla, mais la défigurera en ne se fiant, froidement, qu’à sa science de physiognomiste. C’est cette scène qui va hanter le héros tout au long des deux autres volumes de la trilogie.
C’est le démon qui raconte l’histoire
Dans le dernier, L’Au-delà (2001, traduit en 2003), qui est magnifique, Below a disparu et les villes du royaume ont été détruites. Cley va entreprendre un périple édifiant pour retrouver Arla et obtenir son pardon, d’abord accompagné d’un démon mutant (à moitié humain), puis seul avec un chien noir, Wood – impossible de ne pas penser à la fin de La Possibilité d’une île.
C’est le démon, dès l’ouverture, qui raconte l’histoire de Cley : “Qu’on soit homme ou démon, l’on naît puis l’on meurt. C’est le périple entre ces deux futilités qui fait tout. Nous connaîtrons-nous nous-mêmes parmi les dangers, les merveilles, les profondeurs impossibles du désert, ou errerons-nous seuls, perdus, absurdes, jusqu’au trépas ? J’hésite à dire laquelle de ces hypothèses peut s’appliquer au destin de Cley. Ce que j’apporte ici n’est qu’un témoignage fragmentaire d’événements. Je suis mi-homme, mi-bête, ni d’ici ni de là, et ne puis juger de l’issue.”
Une magnifique définition de l’écrivain, et de tout roman comme étant forcément d’initiation. C’est, finalement, l’enjeu romantique et existentiel de la trilogie hors normes de Ford : mettre en scène la lente mutation morale de Cley, du cynisme et de la cruauté à la compassion et à l’amour. Parce que les véritables monstres ne sont ni les démons, ni les fantômes, mais les hommes eux-mêmes. La plus fantastique aventure qui puisse leur arriver, c’est que la vie finisse par les humaniser.
Physiognomy ; Memoranda ; L’Au-delà (J’ai Lu), traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Guiod, épuisés
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