L’écrivain Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de “Philosophie Magazine”, raconte ses pérégrinations sur toute la planète à la rencontre d’étonnants personnages qui sont en train de changer nos vies à travers internet. Inquiétant mais fascinant.
Alexandre Lacroix est directeur de la rédaction de Philosophie Magazine, mensuel qui a réussi à s’imposer dans un secteur, la presse écrite, supposé en état de déliquescence avancée, et dans un domaine, les sciences humaines, censé faire fuir les lecteurs. Cette réussite prouve a contrario qu’il est possible d’attirer un public vers un contenu exigeant à condition de savoir le rendre attrayant. Et Philosophie Magazine y parvient sans tomber dans la facilité ni sacrifier à un jargon ampoulé.
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Dans son dernier ouvrage, Alexandre Lacroix, qui navigue depuis plusieurs années du roman à l’essai, suit une démarche analogue à celle du journal qu’il anime. Il se confronte à des problématiques ambitieuses : la transformation radicale du monde par internet, le transhumanisme, les théories du complot… Et parvient à les rendre accessibles en chroniquant ses voyages et ses rencontres avec un prosaïsme et un humour qui rendent son récit très vivant.
Ce qui nous relie, publié par les toutes jeunes Allary Editions, est construit sur une succession d’entretiens avec quelques “maîtres du monde”, tel Peter Thiel, créateur richissime de Paypal, libertarien et gourou du net, ainsi que d’autres sommités de la Silicon Valley, entrepreneurs posthumanistes, scientifiques, comme ce surprenant chercheur persuadé qu’il aura une vie sexuelle dix fois plus trépidante une fois qu’il aura été uploadé dans son ordinateur.
Complotistes XXL
En contrepoint, apparaissent deux personnages plus sulfureux, l’un très connu : Julien Assange, que l’auteur a rencontré au cours de ses reportages dans ses retraites successives pour échapper à ses multiples poursuivants : divers gouvernements parmi les plus puissants, et la jeune Suédoise, brève rencontre d’une nuit, qui l’accuse de viol.
L’autre, “Philippe”, absolument inconnu, est un très inquiétant personnage échoué au fin fond du Paraguay, qui initie notre auteur au monde terrifiant des “truthers”. Ces complotistes XXL sont persuadés qu’une élite mondiale prépare en secret l’élimination de la presque totalité de l’espèce humaine, semant de ci de là quelques indices que Philippe et ses pareils s’acharnent à décrypter au long de nuits sans sommeil dans les profondeurs du net.
Les discours paranoïaques de Philippe forment une sorte du fil rouge du livre, et Alexandre Lacroix, qui laisse entrevoir une fascination amicale pour cet ex-militaire malmené par la vie, lui laisse longuement la parole. Car ses élucubrations reposent toujours sur quelques faits avérés, surinterprétés par les complotistes. Ainsi s’il est vrai que les Américains ont enfermé les Japonais pendant la dernière guerre, les truthers sont convaincus que le pays est truffé de camps de concentration recelant des milliers de cercueils en attente de leurs futurs occupants. Et au fond, semble se demander l’auteur, ces délires sont-ils fondamentalement différents des rêves des transhumanistes qui nous annoncent l’immortalité et la connexion corps-machine à très court terme, tel Ray Kurzweil qui avale ses 250 pilules par jour pour rester en bonne santé ?
Un monde “sorti de ses gonds”
Complotistes ou transhumanistes, les discours rapportés par Alexandre Lacroix semblent être le symptôme d’un monde “sorti de ses gonds”. La modernité était fondé sur de grandes oppositions binaires : sujet/objet, nature/culture, âme/corps, public/privé, citoyen/migrant, etc. Aujourd’hui et surtout demain, l’humanité hyper connectée de la postmodernité, aussi flou et ambigu que soit le terme, repose sur des fondements beaucoup plus lâches. La nature est devenue anthropocène, le corps est peu à peu investi par les nanotechnologies, l’esprit individuel fusionne dans la super intelligence collective et connectée, la citoyenneté se dilue au fil des migrations ou des expatriations…
Pour l’auteur, cet univers en train de s’inventer – surtout dans les labos de Californie – inquiète ou indiffère notre vieille Europe fatiguée, elle qui a pourtant conçu l’idée de progrès, une notion qui nous semble aujourd’hui presque risible. Sans états d’âme, l’Amérique est une nouvelle fois en train de prendre le relais… Et Alexandre Lacroix, bien qu’il avoue sa propre fatigue, trouve quand même un “certain charme” à assister à l’émergence de ce nouveau monde.
Olivier Mialet
Ce qui nous relie, par Alexandre Lacroix (Allary Editions)
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