C’est un lieu dédié à l’hédonisme, à la jouissance sans entraves, aux soirées s’allongeant autour d’une bonne bouteille. Une utopie pour Occidentaux, mais un concentré de vices aux yeux de tout ce que la planète compte de contempteurs du plaisir et d’ennemis de la vie : “A l’avant de la terrasse, une grande femme blonde se […]
C’est un lieu dédié à l’hédonisme, à la jouissance sans entraves, aux soirées s’allongeant autour d’une bonne bouteille. Une utopie pour Occidentaux, mais un concentré de vices aux yeux de tout ce que la planète compte de contempteurs du plaisir et d’ennemis de la vie :
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“A l’avant de la terrasse, une grande femme blonde se leva en poussant un hurlement. Il y eut alors une première rafale, un crépitement bref. Elle se retourna vers nous, portant les mains à son visage : une balle avait atteint son œil ; son orbite n’était plus qu’un trou sanglant… Une deuxième rafale éclata, un peu plus longue… Pendant quelques secondes, nous avons dû être paralysés ; rares étaient ceux qui pensaient à se protéger sous les tables. Les rafales de mitraillette se succédaient, dans un silence uniquement troublé par l’explosion des verres ; cela me parut interminable. »
Le XIe arrondissement de Paris un soir de novembre 2015 ? Non, une île thaïlandaise à l’aube du troisième millénaire, transformée en charnier par trois islamistes – avec Plateforme, un Cassandre nommé Michel Houellebecq donnait en 2001 sa vision du choc des civilisations. Et le faisait avec une clairvoyance – une prescience ? – rarement rencontrée dans un roman depuis le Joueurs de Don DeLillo : dès 1977, l’écrivain américain voyait dans le World Trade Center un mirage, aussi éphémère qu’une « banale distorsion de la lumière ». De façon prémonitoire, DeLillo faisait de surcroît travailler l’héroïne de son livre pour une entreprise logée dans les tours jumelles et baptisée The Grief Management Council. Soit le Conseil en management du chagrin.
Phénomène aussi protéiforme que propice à la paranoïa
Pour se faire une idée de l’impact du terrorisme sur l’imaginaire américain, il suffit d’observer la façon dont le thème s’est diffusé à travers l’œuvre d’éminents romanciers: de John Updike, à Thomas Pynchon, en passant par Russell Banks, Philip Roth, Richard Powers et Brett Easton Ellis, tous ont abordé un phénomène aussi protéiforme que propice à la paranoïa. De l’extrême gauche à la droite la plus réactionnaire – voire raciste – les propagandistes et prêcheurs de haine d’outre-Atlantique sont toujours parvenus à recruter idéalistes dévoyés et psychopathes en mal d’action : en témoignent trois ouvrages – American Pastoral (1997) de Philip Roth, American darling (2004) de Russell Banks et Eat The Document (2006) de Dana Spiotta – ayant pour héroïnes des poseuses de bombes issues de la classe moyenne.
Sensibles à la propagande d’un groupuscule gauchiste né à la fin des années soixante – les Weathermen – toutes trois succombent au mirage de la lutte armée, puis se réfugient dans la clandestinité. Aux antipodes de cette sensibilité politique les white supremacists se sont également infiltrés dans le champ romanesque, avec des conséquences tragiques parfois. Quand, en avril 1995, Timothy McVeigh fait exploser un camion rempli d’engrais devant un bâtiment fédéral d’Oklahoma City, signant, avec 168 victimes, l’acte de terrorisme le plus sanglant qui ait été commis sur le sol américain avant le 11 septembre 2001, il a en tête un livre et une mission.
Le livre ? Un bouquin nauséabond, intitulé The Turner Diaries et publié en 1978 – sous le pseudonyme d’Andrew Macdonald – par William Luther Pierce. En 200 pages suintantes de haine, le fondateur de la National Alliance y imagine un soulèvement populaire aboutissant à l’extermination des Noirs, des Juifs et des homosexuels. La mission ? Venger les membres de la secte des Branch Davidians, morts – femmes et enfants compris – dans l’assaut donné par le FBI contre leur camp retranché de Waco, Texas.
Prétendre sauver leur âme ou la planète
Tandis que le massacre de Waco, survenu en 1993, trouve un écho dans deux romans (Dans la splendeur des lis [1996] et Le Bon Frère [1997]) respectivement signés de John Updike et Chris Offutt, Timothy McVeigh devient en 2001 le maître à penser de l’une des crapules les plus hautes en couleur qu’ait imaginé Elmore Leonard. Dans Fire In The Hole, Boyd Crowder attaque au lance-grenade une église noire de Cincinnati et tient un discours tellement haut en couleur qu’il va, au prix d’une résurrection, devenir – dans une version très édulcorée – l’un des principaux protagonistes de la série télé Justified.
Une postmodernité propice à toutes les schizophrénies
Si le terrorisme white trash puise sa source dans une lecture littérale de la Constitution des Etats-Unis – et a pour carburant principal un patriotisme paranoïaque – le processus psychique pouvant mener des jeunes gens sans histoires à haïr un pays persuadé de les combler de bienfaits constitue un mystère autrement inquiétant. A la suite des attentats du 11 Septembre, la question devient brûlante: qu’il s’agisse d’un jeune musulman du New Jersey projetant de faire sauter le Lincoln Tunnel, d’un surfer californien que sa soif d’absolu va mener jusqu’en Afghanistan ou d’une étudiante modèle convertie à l’éco terrorisme, les personnages centraux de Terroriste (John Updike, 2006), American Taliban (Pearl Abraham, 2010) et American Subversive (David Goodwillie, 2010) ont en commun de prétendre, par leurs actes, sauver leur âme ou la planète.
En soulignant la logique insensée de leurs parcours, Updike, Abraham et Goodwillie voient dans leurs actes les symptômes d’un malaise intime ou générationnel. Faisant fi de ce recours au réalisme psychologique, Thomas Pynchon sonde l’opacité d’une postmodernité propice à toutes les schizophrénies: dans Fonds perdus (2013), les énigmes des attentats du 11 Septembre sont indissociables de la plasticité, de la fugacité et de la friabilité des identités à l’ère de l’Internet.
Omniprésente dans le roman américain, la peur du terrorisme – que radiographient en 2014 Richard Powers (Orfeo) et Richard Bausch (Avant et après la chute) – s’accompagne, chez Don DeLillo, d’une remise en question du statut de l’écrivain. Dès 1991, deux des personnages de Mao II constatent que, plus en phase avec leur époque que ne le sont les hommes de plume, les terroristes parlent « le langage qui permet de se faire remarquer, le seul langage que l’Occident comprenne » et que les œuvres majeures contiennent de nos jours « des explosions en plein air et des bâtiments qui s’effondrent ». Explosion en plein vol, hôtel de luxe éventré par une explosion : sept ans après la parution de Mao II, le Glamorama de Brett Easton Ellis applique à la lettre ce programme. Et, en l’absence de toute considération géopolitique, fait des poseurs de bombes des top models poussant le sens du style jusqu’au solipsisme destructeur. L’attentat terroriste, fashion satement ultime ? A l’âge de Facebook, l’idée a de quoi faire froid dans le dos.
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