Les gares et les trains ne sont plus ce qu’ils étaient depuis que la SNCF n’a plus que la rentabilité et l’accélération en (grande) ligne de mire. Dans un court pamphlet, sarcastique et critique, l’écrivain Benoît Duteurtre se souvient du charme perdu des gares, de ses halls et de ses buffets.
Quelque chose a changé dans l’air des gares et des trains qu’elles accueillent : la climatisation des wagons autant que la glaciation des ambiances dans les halls ont rompu le charme des voyages. Depuis une vingtaine d’années, l’expérience ferroviaire se transforme pour s’ajuster aux diktats de son époque, sans tenir pour autant ses promesses : l’accélération, la sécurité, la quête de rentabilité…
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Si comme le prétend un slogan publicitaire de la SNCF (“C’est possible”), le voyageur a droit à toutes sortes de services et d’attentions délicates, l’invitation au voyage reste imparfaite. Dans un petit essai corrosif, La Nostalgie des buffets de gare, Benoît Duteurtre s’amuse perfidement à railler la vie du rail. Comme si en consignant son propre déraillement, il racontait la dérive globale des services publics malmenés à l’âge néolibéral.
Habitué des voyages en train depuis son enfance, l’auteur restitue ici son expérience de “passager curieux, observant, notant certains détails, lisant des rapports, s’agaçant que les autorités rendent plus compliquée l’utilisation d’un moyen de transport qu’elles ne cessent, simultanément, de recommander”.
Eloge de la lenteur
Sur l’air familier et ritualisé de “c’était mieux avant”, le voyageur contrarié expose les motifs de son désenchantement et de son amertume face au charme perdu de ses anciennes traversées en locomotive, de Paris au Havre, du Havre à Nancy… Regretter les trains d’autrefois, c’est faire
“l’éloge paradoxal de la lenteur, verser une larme sur les passages à niveau, se rappeler le sifflet des chefs de gare, leur casquette étoilée, les photos en noir et blanc qui ornaient les compartiments : le pont du Gard, les gorges du Verdon”.
Lucide sur le risque de la critique que certains lecteurs (et voyageurs) lui feront immanquablement, l’auteur se défend ouvertement de vouloir assumer la position du réactionnaire de service. La nostalgie des vieux trains à compartiments et des contrôleurs débonnaires sous leurs casquettes étoilées doit se lire selon lui comme “un acte de résistance” plutôt que comme un acte de réminiscence passive.
Ce que Duteurtre prétend faire ici, c’est “jeter sur le présent un regard distancié, étranger aux dogmes qui nous gouvernent, y compris ceux d’une modernité devenue aveugle : le changement pour le changement, la vitesse, la communication…”. Ce qu’il dénonce n’est autre que “la volonté mercantile de liquider tout ce qui existe” et la tyrannie qui “au nom du progrès, entraîne parfois une dégradation des conditions de vie”.
Son amour du passé – “ou de certaines choses passées” – résonne ainsi dans ce qu’il revendique comme “l’esprit critique”, “l’essence même de l’esprit moderne, qui nous invite à ne jamais nous soumettre à l’ordre des choses, même lorsqu’il se réclame du progrès”.
Obsession hygiéniste et obscénité des marques
Cachant la gravité de sa critique sous la surface amusée de ses emportements, Duteurtre entrelace dans son pamphlet feutré deux modes de regard avisés : celui de l’entomologiste, attentif aux espaces, aux ambiances, aux lieux, aux détails de chaque voyage ; et celui, plus distancié, de l’analyste qui tente de saisir le cadre politique et économique de la grande transformation du transport ferroviaire.
“La nature des gares est en train de changer, constate-t-il d’emblée ; les voici livrées à ces poisons omniprésents que sont le démantèlement des services publics, l’obsession hygiéniste et sécuritaire, l’obscénité des marques, l’automatisation, la quête frénétique de rentabilité, l’inflation immobilière.”
Il note avec justesse que les gares ressemblent de plus en plus à des aéroports. A bord des trains aussi, la “litanie d’ordres et d’informations” rappelle la petite leçon de sauvetage délivrée dans les avions : le chef de bord nous indique son prénom, nous remercie d’avoir choisi TER région Lorraine et Alsace, nous rappelle que TGV est membre de l’alliance Railteam (au nom pompé sur l’aérien Skyteam), ce dont le voyageur n’a que faire, décline diverses recommandations et interdictions, comme celle de téléphoner, sauf depuis les plates-formes…
L’auteur souligne par ailleurs l’écart abyssal qui s’est creusé ces dernières années entre les lignes à grande vitesse et toutes les autres, confrontées à l’aveuglement des stratèges obsessionnels de la SNCF. Détérioration de la flotte, pannes de locomotives, état calamiteux du réseau qui oblige à limiter la vitesse sur certains segments du trajet pour éviter le déraillement… : Duteurtre rappelle combien l’obsession des gains de rentabilité et les nouvelles méthodes comptables, indexées à la Révision générale des politiques publiques (RGPP) ont conduit à la faillite technique de certaines lignes, comme celle entre Paris et Le Havre, qu’il connaît par cœur, qui mettait 1h50 dans les années 1980 pour durer 2h15 aujourd’hui.
Où sont les wagons-lits ?
Mais, au-delà de ce constat déjà documenté ailleurs depuis des années, l’auteur excelle dans la description des ambiances de gare, de ces moments qui précèdent la montée dans le wagon, et parfois serre le cœur, comme si l’on laissait une part de soi sur le quai sans savoir ce qui nous attend au loin.
“La nostalgie des buffets de gare” évoquée dans le livre renvoie par exemple à la disparition pure et simple de ces brasseries chaleureuses et accueillantes, comme le temple de la choucroute gare de l’Est remplacé par des stands de restauration rapide – Brioche dorée, Pains à la ligne – qui proposent des sandwichs à manger debout, sans confort.
Cette perte de savoir-vivre tient autant à la disparition des wagons-lits, qui pour l’auteur marque “plus symboliquement encore la mort d’un certain voyage et de sa magie particulière, telle une lente dérive dans l’espace et dans le temps”. Le wagon-lit résumait selon lui “la supériorité du train sur toutes les autres formes de voyages terrestres” ; et ce n’est pas la renaissance récente de certains wagons-lits et wagons-restaurants adressés exclusivement à une clientèle haut de gamme, “à des conditions prohibitives”, qui pourra compenser cette perte.
“Le train de nuit est devenu un loisir pour riches”, regrette Duteurtre. Parmi les nombreux regrets conditionnés par cette modernisation imparfaite, le moment du départ sur le quai restera peut-être le plus fort : un chagrin inconsolable. Celui de baisser le carreau du wagon pour saluer ceux qui accompagnent le voyageur.
“Quelque chose a changé depuis ces autorails dont on baissait le carreau en tournant une manivelle, pour dire au revoir à ceux qu’on aimait, avant de pencher le visage au dehors et de respirer les parfums de la campagne”, écrit l’auteur.
“On se trouvait à la fois dedans et dehors, joyeusement lancé à travers le monde”. Aujourd’hui, l’impossibilité d’ouvrir la vitre, “même dans les plus modestes trains régionaux”, enferme le voyageur dans sa navette spartiate. Cet enfermement comme cette impossibilité d’humer l’air des contrées traversées, succédant à la digestion difficile d’une quiche lorraine tiédasse, façonnent l’épreuve d’un voyage aride.
En dépit de l’exagération propre à cet exercice littéraire, Benoît Duteurtre fait preuve d’une vraie honnêteté dans l’expression de ses chagrins : les trains humains se sont envolés avec la jeunesse, ils ne reviendront pas, comme les buffets de gare disparus dans les mirages de la modernisation et de l’accélération de nos modes d’existence.
La Nostalgie des buffets de gare de Benoît Duteurtre (Manuels Payot, 110 p., 14 €)
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