Dans une enquête stimulante sur le statut des esclaves publics au temps de la Grèce antique, le chercheur Paulin Ismard réexamine le lien aujourd’hui vicié entre savoir et pouvoir. Et se demande comment le modèle de l’Athènes classique peut offrir des ressources critiques à notre vitalité démocratique en berne.
On revient toujours à la Grèce, on ne peut jamais s’en défaire, à moins de considérer qu’elle ne compte plus dans la communauté des Nations. Si l’avenir de la Grèce de Tsipras reste incertain, le souvenir de la Grèce antique reste, lui, déterminant pour ceux qui réfléchissent encore à la cité, au politique, à la démocratie et à toutes les imperfections qui s’y rattachent. Pour l’historien de la Grèce ancienne, Paulin Ismard, Athènes a par exemple quelque chose à nous à apprendre sur le rapport du savoir et du pouvoir : il suffirait de se pencher sur le dossier de la dette grecque pour en prendre d’une certaine manière la mesure aujourd’hui. Cette fécondité de la Grèce antique pour notre analyse de la cité se joue dans le rapport très particulier qu’elle inventa entre savoir et pouvoir : un lien qui définit le cadre même de notre horizon démocratique, dont on sent bien aujourd’hui qu’il est en partie verrouillé et vicié. Au point qu’il nourrit de part en part la méfiance des peuples envers leurs représentants.
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Des questions en creux sur notre présent
« L’expérience de la lointaine Athènes pourrait-elle nous aider à affronter, ici et maintenant, notre malheur politique ? », se demande ainsi Paulin Ismard dans son essai, La démocratie contre les experts, les esclaves publics en Grèce ancienne, sorti en mars dernier. Spécialiste de l’histoire grecque, déjà auteur d’un livre remarqué en 2013 L’événement Socrate (Flammarion), l’auteur déploie ici une réflexion savante, documentée et originale, qui par-delà la technicité historiciste de sa démonstration, pose des questions en creux sur notre présent. Comme s’il était possible de percevoir et d’entendre de possibles échos et résonances entre l’exhumation de la Grèce ancienne et notre actualité désenchantée. Si l’expérience athénienne rencontre l’une des questions les plus brûlantes de notre présent démocratique, c’est parce que « le statut politique de l’expertise est au cœur du désenchantement contemporain à l’égard de la démocratie représentative ».
Car, rappelle Paulin Ismard, la première démocratie de l’histoire, « celle dont nous prétendons être, à tort et à raison, les héritiers », a pensé « le lien entre pouvoir et savoir en des termes qui nous sont radicalement étrangers ». C’est précisément cette tension entre pouvoir et savoir qui intéresse l’auteur, à travers une réflexion sur la figure de l’expert. Cette figure contemporaine de l’expert, dont le savoir fait autorité pour gouverner la cité, était en effet inconnue aux Athéniens de l’époque classique, « pour lesquels nulle compétence spécialisée ne devait par elle-même légitimer la détention d’un pouvoir sur la communauté civique », souligne Ismard. « Que la démocratie se soit construite en son origine contre la figure de l’expert gouvernant, mais aussi selon une conception de l’Etat contraire à la nôtre, voilà qui devrait nous intriguer » suggère-t-il.
Les experts de la Grèce antique étaient des esclaves
La cité athénienne laissa plus exactement une vraie place à des experts ; mais cette place, comme le statut de ces experts, s’ajustaient à un marché politique historiquement situé, très éloigné de notre modernité politique marquée surtout par l’invention de l’Etat. Car ceux qui furent, à leur manière, les premiers fonctionnaires de la cité grecque et jouaient à l’occasion le rôle de véritables experts, étaient des esclaves ! Des esclaves, oui, mais des esclaves publics. Ces « dêmosioi », beaucoup moins nombreux que les esclaves privés, occupaient essentiellement des fonctions administratives et de police dans la cité : vérificateurs de monnaies, greffiers, comptables, juristes, policiers, archivistes …
« En confiant ces tâches à des esclaves, il s’agissait pour la cité de placer hors du champ politique certains savoirs experts, en empêchant que leur exercice ne légitime la détention d’un pouvoir », analyse Paulin Ismard.
Séparer politique et administration
C’est donc une position très singulière qu’occupent les esclaves publics. Puisqu’ils restent « extérieurs à la communauté politique, tout en disposant d’un statut public ». Ils jouent le rôle de « tiers garant de l’ordre civique ». Le « tiers-espace » qu’occupe l’esclave public, de par sa position étrange, ouvre des pistes pour repenser les règles de la vie commune et de la vérité politique. Le philosophe Michel Foucault identifiait quatre formes de sujet disant la vérité dans le monde antique : le prophète, le sage, le technicien (l’homme du savoir-faire), et le philosophe. A cette typologie, Ismard ajoute donc la figure de l’esclave public, dont la parole est aussi une parole de vérité, « qui s’ancre dans le caractère éminemment paradoxal de sa condition, laquelle associe l’extériorité radicale à l’égard de la société civique, propre à l’esclave, à la dépendance maximale envers la communauté politique ». Exclu de la communauté civique, l’esclave est bien en effet au cœur du fonctionnement du politique dans la cité. Ce qui se joue dans cette séparation, c’est la volonté de distinguer l’ordre du politique en tant que tel de l’ordre du service et de l’administratif.
Absence de la figure de l’expert-gouvernant
Le grand intérêt de la réflexion d’Ismard est de relier la question de l’esclavage public à celle, plus générale, sur l’institution même de la cité. A Athènes, « aucun appareil d’Etat ne devrait faire écran entre la communauté des citoyens et le domaine du pouvoir », rappelle-t-il. Pour l’idéologie démocratique de l’époque classique, la figure de l’expert-gouvernant, dominante aujourd’hui, est totalement absente et étrangère.
« Si les Athéniens confièrent à des esclaves des tâches requérant parfois une véritable expertise, ce n’est évidemment pas parce qu’ils méprisaient de telles fonctions, dont ils savaient l’importance pour l’administration de la cité ; c’est tout d’abord qu’ils souhaitaient maintenir en dehors du champ politique certains savoirs spécialisés ; c’est surtout que contrairement aux Modernes, ils considéraient que de la délibération politique entre citoyens non spécialistes ou amateurs pouvait surgir un savoir collectif utile à la cité », écrit Paulin Ismard.
« Construire collectivement de la compétence politique »
Tous les débats récents sur la nécessité de réinventer la délibération démocratique, de réactiver des vieilles recettes comme le tirage au sort, sont bien le symptôme d’une mélancolie politique actuelle, face à laquelle le souvenir re-modélisé de la Grèce ancienne peut esquisser quelques horizons salvateurs. « Le règne de l’opinion et le gouvernement des experts, loin de s’opposer, sont les deux visages d’un même ordre politique, qui récuse la capacité qu’auraient les citoyens ordinaires à construire collectivement de la compétence politique », observe l’auteur. « Et c’est bien ce dessaisissement quotidien de l’expression démocratique qui fait de lui le spectateur impuissant, et par là-même consentant, de sa propre mort politique« .
C’est pourquoi l’esclavage public offre un « observatoire privilégié pour penser les formes d’articulation entre savoir et pouvoir ». Avec Paulin Ismard, il semble possible d’identifier dans cet « arrière-pays » qu’est la Grèce antique, dans cet espace-temps mythique qui précède l’invention de l’Etat, des « germes féconds pour toute pensée du projet d’une société autonome et pour toute démocratie à venir ».
Paulin Ismard, La démocratie contre les experts, les esclaves publics en Grèce ancienne (Seuil, 270 p, 20 €)
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