A l’occasion de la parution d’une bande-dessinée édifiante – “Les riches au tribunal” (Seuil – Delcourt) -, qui revient notamment sur l’affaire Cahuzac, nous nous sommes entretenus avec sa co-auteure, la sociologue Monique Pinçon-Charlot.
Quatre mois après la condamnation de Jérôme Cahuzac pour fraude fiscale, le couple de sociologues spécialistes de la grande bourgeoisie Monique et Michel Pinçon-Charlot revient sur toute l’affaire, et sur ce qu’elle révèle, dans une bande-dessinée illustrée par Etienne Lécroart : Les riches au tribunal : L’affaire Cahuzac et l’évasion fiscale. Un livre qui donne le vertige tant il montre l’étendue de la fraude fiscale, et l’inaction des pouvoirs publics sur le sujet. Pour l’occasion, nous nous sommes entretenus avec Monique Pinçon-Charlot.
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Comment avez-vous commencé à collaborer avec Etienne Lécroart ?
Monique Pinçon-Charlot – C’est notre troisième album ensemble. Avant nous avons fait Panique dans le XVIe, et puis un livre qui devait être pour enfants, mais qui a trouvé un public plus large, Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ?. C’est l’éditrice Marianne Zuzula des éditions La Ville Brûle qui nous avait proposés de travailler ensemble avec Etienne Lécroart, et on s’est tout de suite bien entendus.
Pourquoi traiter le procès de Jérôme Cahuzac en bande-dessinée plutôt que sous une autre forme ?
Les éditeurs nous ont appelés pour faire une bande-dessinée sur le procès Cahuzac, car ils avaient appris qu’on avait suivi ce procès en prenant des notes, pour enrichir notre dossier. Et évidemment on a tout de suite proposé Etienne. Il y a eu une dynamique des deux écritures sur cet ouvrage qui a été très intéressante, je ne sais pas ce qui s’est passé, il y a eu une vraie complicité. L’inventivité et l’humour d’Etienne nous a vraiment emballés.
Pourquoi avez-vous choisi de faire de la bande-dessinée sur ce genre de sujets, plutôt qu’un livre ou un documentaire ?
C’est un plaisir de collaborer avec des dessinateurs, comme ça a pu être le cas avec Marion Montaigne [avec qui ils ont signé Riche. Pourquoi pas toi ?, en 2013, ndlr]. Et puis le but est aussi d’élargir le public auquel on s’adresse. La bande-dessinée est un medium qui nous rend accessibles à des personnes que l’on ne toucherait pas avec nos livres. Surtout sur ce thème austère, aride, barbare et rasoir qu’est la fiscalité.
Il y a eu un dialogue permanent pendant l’écriture ?
Oui, il y a eu plusieurs phases. On a d’abord transmis à Etienne toutes nos notes sur le procès, ainsi que la transcription intégrale du procès par les autorités judiciaires, un document très précieux. Ensuite on a décidé des chapitres, ça s’est imposé assez facilement puisqu’on a suivi un ordre globalement chronologique, pour que ça forme une histoire avec un début et une fin. Pour chaque chapitre, Michel et moi avons refait un texte pour Etienne, mais lui a fait aussi ses propres recherches, des compléments, des propositions… Et nous avons fini par des lectures à haute voix, ce qui permet de bien réfléchir sur les textes, de se demander si on ne risque pas la diffamation.
Le cas de Jérôme Cahuzac est-il un archétype des affaires d’évasion fiscale ?
Complètement, c’est vraiment une affaire didactique, sous plusieurs aspects. L’article de Mediapart qui révèle l’affaire est publié en 2012. Mais les avocats suisses ont démontré au cours du procès que les autorités de Bercy avaient déjà eu des informations sur l’argent caché de Jérôme Cahuzac, sans que rien ne se passe. En 2000, lorsque Michel Gonelle transmet l’enregistrement dans lequel Jérôme Cahuzac parle de son compte suisse, personne ne dit rien, personne n’agit à Bercy. Et ce n’est pas lui qui est sanctionné, mais les lanceurs d’alerte comme Rémy Garnier, l’inspecteur des impôts qui avait alerté sa hiérarchie sur cette affaire. Les avocats suisses ont déclaré lors du procès : “Le problème ce n’est pas le secret bancaire suisse, c’est le secret fiscal français, c’est vous, c’est Bercy”.
Jérome Cahuzac n’est que l’arbre qui cache la forêt de l’évasion fiscale. C’est devenu la norme dans la classe dominante. Jérôme Cahuzac a été nommé ministre du Budget en toute connaissance de cause : Bercy, et les politiques de haut niveau savaient. Et puis au niveau de l’ingénierie financière, c’est remarquable aussi avec ces comptes et ces sociétés enchevêtrées, ça montre bien les pratiques actuelles. Et tout se passe en famille, c’est aussi un facteur essentiel. Après plus de trente ans d’enquête sur le domaine, c’est un élément qui se retrouve très souvent : la fraude est présente dans le cercle familial, et se transmet de génération en génération. Bien souvent les enfants sont au courant, ils partent faire du ski à Gstaad, et papa part à la banque, voilà, c’est naturel dans ce milieu.
Dans l’album, vous faites un parallèle avec les affaires Fillon et Ferrand à propos du rôle des familles. Vous pouvez nous expliquer ?
Oui. Que ce soit pour les emplois fictifs, les détournements de fonds, l’évasion fiscale, les conflits d’intérêts : dans n’importe quelle affaire de délinquance en col blanc, on est à peu près sûrs de retrouver la famille, qui, au minimum était au courant. D’ailleurs les affaires sont souvent révélées lorsqu’il y a un divorce – c’est le cas pour Cahuzac. Bien sûr il y a eu Fabrice Arfi et Mediapart, mais les plus grosses révélations sont venues de Patricia, l’ex-femme de Jérôme Cahuzac, et de ses déclarations.
Cela montre aussi que les gros fraudeurs fiscaux sont tellement dans la norme de la classe dominante que finalement, ils ne se font pas prendre, et ils ne vont au pénal que lorsqu’il y a un lanceur d’alerte, un journaliste ou un drame familial. Sans la mort de Daniel Wildenstein, et l’escroquerie des deux fils vis-à-vis de la dernière femme du défunt, il n’y aurait jamais eu d’affaire Wildenstein. C’est pareil pour l’affaire Bettencourt. Sans ce grain de sable dans la machine oligarchique, les gros fraudeurs ne risquent rien. Bercy ne fait pas ce travail de traque : comme nous l’expliquions dans un précédent ouvrage, Tentative d’évasion fiscale (La découverte, 2015), le ministère préfère cacher des informations sensibles dans un coffre-fort, auprès d’un fonctionnaire ad-hoc, et personne n’y a accès. Il y a une complicité au cœur de la machine, au cœur de Bercy, pour piller le peuple français.
>> À lire aussi : Comment les Pinçon mettent à nu l’évasion fiscale
Vous expliquez dans le livre : “On a pu constater en travaillant sur la fraude fiscale l’ampleur de la banalisation du refus de l’impôt dans tout ce milieu”. Comment est justifié ce refus de la solidarité nationale ?
Parce que la solidarité nationale n’existe pas pour eux. Leur seule patrie, c’est leur classe, et c’est une classe qui ne connaît pas les frontières, elle ne veut pas d’obstacles. Aujourd’hui, avec le développement de la financiarisation de l’économie, des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle, les riches savent bien qu’il y a 3,5 milliards d’êtres humains en trop sur la planète et qu’on ne peut pas les tuer avec une extermination comme l’ont fait les nazis allemands pendant la Seconde guerre mondiale. Et que le réchauffement climatique peut donc être l’arme qui va permettre d’être enfin “entre nous”, avec un accès privilégié à toutes les ressources naturelles.
Une ministre (Laura Flessel) vient encore de démissionner à cause de problèmes fiscaux. Pourquoi les politiques qui se savent sous les feux médiatiques ne font-ils pas plus attention ?
Parce qu’ils se savent protégés ! Aujourd’hui, dans ces milieux, le seul reproche qu’on fait à Jérôme Cahuzac, c’est d’avoir parlé. D’ailleurs après qu’il ait avoué, toute la machine politique et médiatique a pris soin d’individualiser et de diaboliser Jérôme Cahuzac en disant “c’est un cas isolé, une exception”…
Selon l’estimation de la Radiotélévision suisse, Jérôme Cahuzac aurait détourné plus de 15 millions d’euros au total. Comment expliquer que la justice ne l’ait condamné qu’à une amende de 300 000 euros (en plus de son redressement fiscal de 2 300 000 euros) ?
Oui, on s’appuie sur ce travail pour suggérer à nos lecteurs, qu’on avait bien le sentiment qu’on ne pouvait pas croire qu’un homme comme Jérôme Cahuzac pouvait payer des avocats comme Jean Veil ou Dupont-Moretti, et je ne nomme que les têtes du barreau, il y avait toute une équipe derrière, pendant un aussi long procès, pendant plusieurs années pour 680 000 euros non déclarés, ce n’est pas possible.
Donc il profiterait encore de ces sommes évadées fiscalement ?
Je vous laisse la liberté de vos propos, on ne peut pas l’affirmer sans preuves, on évoque juste des soupçons en s’appuyant sur des chiffres qui ont été publiés sans donner lieu à diffamation pour suggérer qu’on ne lève qu’un petit coin du voile.
Vous aviez parlé à Jérome Cahuzac avant que l’affaire explose, pourquoi vouliez-vous le rencontrer ? Il était “suspect” à vos yeux ?
Non pas du tout, j’avais besoin de lui à ce moment là. Nous venions de publier Le président des riches sur Nicolas Sarkozy, en septembre 2010, et pour la réédition, on voulait mieux comprendre pourquoi Nicolas Sarkozy disait qu’il avait raboté beaucoup de niches fiscales, et qu’il ne pouvait donc pas être le “président des riches”. Mais on ne trouvait pas ces niches, et un ami de Jérôme Cahuzac nous a dit : “Je connais très bien le président de la commission des finances de l’Assemblée nationale”, et lorsque je l’ai rencontré, il a été très précis, ce qu’il nous a apporté était très intéressant, son nom est même cité dans la réédition du livre, tout se passait pour le mieux. Mais en juillet 2012, très peu de temps après sa nomination comme ministre du Budget, quand il y a eu cette histoire de rapport pour blanchir Eric Woerth dans l’affaire de l’hippodrome de Compiègne, on s’est dit “tiens tiens, il doit avoir quelque chose à cacher”, et ça s’est vérifié…
Vous pouvez nous expliquer la citation utilisé dans le livre : “Pour les dominants, le réel ne se découpe pas en tranches étanches entre elles ?”
Ce n’est pas du tout difficile à comprendre si je vous donne l’exemple de notre président actuel Emmanuel Macron. Depuis qu’il est à l’Elysée, cette phrase prend vraiment tout son sens. Certains veulent découper le réel en sphères étanches : on nous parle de sphère publique, de sphère privée, de parti de gauche, de parti de droite, de conflits d’intérêts, mais tout ça explose avec lui, tout se mélange et se confond. Dans les milieux d’ultra-riches que nous fréquentons depuis plus de trente ans, c’est une constante : le conflit d’intérêts n’existe pas, puisqu’il n’y a en réalité qu’un seul intérêt, celui de leur caste. En réalité, ces personnes sont toujours entre elles. Lorsque nous nous retrouvions dans un dîner, il y avait un industriel, un homme politique de haut niveau, un procureur, un évêque, un avocat fiscaliste, une journaliste haut placée… Et deux pauvres sociologues. Et c’est tout le temps comme ça. Comme le disait Bourdieu, notre mentor, l’approche substantialiste de la société, c’est-à-dire “l’analyse de manière autonome de chaque tranche de la réalité, découpée comme un saucisson”, est une manipulation idéologique extrêmement perverse. Nous, sociologues, sommes toujours dans le relationnel.
Comment expliquer que l’Etat utilise toujours le “verrou de Bercy”, et permette ainsi une négociation des dettes fiscales, plutôt que de demander ce qui est dû à des personnes ou des multinationales qui ont les moyens de payer ?
La stratégie de Bercy est de faire rentrer de l’argent évidemment. Mais concernant ce milieu ils font entrer de l’argent lorsqu’ils y sont obligés, c’est-à-dire lorsqu’il y a eu un lanceur d’alerte comme Hervé Falciani qui a fait rentrer des dizaines de milliers de fraudeurs : les cellules de repentance de Bernard Cazeneuve ont frisé les 50 000 cas… Mais ce n’est pas le résultat de la traque de Bercy, c’est grâce au travail d’un lanceur d’alerte. Et si le verrou de Bercy n’a pas été supprimé par Emmanuel Macron, alors que c’était considéré comme une promesse importante de transparence, c’est parce que Bercy veut garder le contrôle pour garder les puissants, pour ne pas fâcher trop de monde.
Vous expliquez que l’évasion fiscale annuelle en France représente 80 milliards d’euros, soit l’équivalent du déficit public… Pensez-vous que les pouvoirs publics décideront un jour de traquer véritablement les évadés fiscaux ?
Oh, il faudrait une révolution… Mais une vraie révolution. Un changement de système économique où on abolit le système capitaliste, il suffirait de dire que les titres de propriété n’ouvrent aucun droit, il n’y aurait alors plus d’exploitation de la force de travail, d’esclavagisme… Il faut bien comprendre qu’aujourd’hui, cette classe sociale, à travers une économie totalement financiarisée et mondialisée, est en guerre contre les peuples. Il n’y a plus assez d’air, d’eau, de nourriture, de matières premières, de ressources naturelles, et donc il y a un problème de surpopulation. C’est une classe qui est organisée et mobilisée pour la défense de ses intérêts à travers le groupe Bilderberg, la Trilatérale et plein d’autres cercles, clubs…
Travaillez-vous sur une prochaine bande-dessinée ou un prochain livre ?
Oui, on a plusieurs projets que je ne dévoile pas, parce qu’ils ne sont pas assez avancés pour pouvoir être évoqués précisément. On étudie ce milieu depuis trente ans, les puissants nous servent la soupe tous les jours, surtout en ce moment où cette oligarchie est de mieux en mieux représentée au sommet du pouvoir politique français.
Monique et Michel Pinçon-Charlot et Etienne Lécroart, Les riches au tribunal, Seuil-Delcourt, 18,95 €
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