Considéré comme le grand manitou du Nouveau Roman, Alain Robbe-Grillet fut surtout un écrivain obsédé par la recherche de nouvelles formes romanesques. Très documentée, l’imposante biographie que lui consacre Benoît Peeters rappelle l’importance de son œuvre dans l’histoire de la littérature contemporaine, marquée par son héritage : chercher à écrire des romans nouveaux, plutôt que de fétichiser le Nouveau Roman.
Longtemps étiqueté “pape du Nouveau Roman”, Alain Robbe-Grillet (1922-2008) s’est toujours amusé de son statut clérical, car il n’avait pas l’âme d’un chef d’Église : “Croit-on vraiment que, pour constituer une Église, j’aurais choisi une telle assemblée d’hérétiques ?”, demandait-il, évoquant les complices de cette aventure littéraire majeure (Michel Butor, Nathalie Sarraute, Claude Simon, Robert Pinget, Samuel Beckett, tous publiés chez Minuit).
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Moins qu’un pape, certes, mais plus qu’un chef, Robbe-Grillet reste celui qui incarna en majesté ce mouvement, au point de s’en faire le théoricien à travers un manifeste “Pour un nouveau roman”, paru en 1963, dix ans après la publication de son premier livre marquant Les Gommes, suivi du Voyeur (1955) et de La Jalousie (1957).
La biographie magistrale que lui consacre aujourd’hui Benoît Peeters (spécialiste du genre, dont témoignent ses textes sur Hergé, Derrida, Valéry ou Ferenczi) éclaire l’audace créative d’un écrivain, détesté et vénéré à parts égales durant toute sa vie.
Un écrivain trop “mauvais genre”
Le livre impressionne d’abord par la masse d’informations puisées dans des archives conservées à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine : des centaines de boîtes contenant des documents de toute nature – lettres, cartons d’invitation, billets de train, coupures de presse –, à la manière des Time Capsules d’Andy Warhol, qui lui aussi collectait n’importe quel papier de sa vie quotidienne.
Documenté jusqu’à la limite de ses secrets insondables, le récit chronologique de Benoît Peeters tire en filigrane plusieurs fils dont l’entrelacement continu dévoile à la fois l’ambition littéraire, la proximité avec son éditeur Jérôme Lindon, le goût de la controverse et de la provocation, les perversions, mais aussi une certaine solitude.
S’il fut salué par les grands esprits de son temps – Roland Barthes, Maurice Blanchot, Jean Paulhan, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Gérard Genette ou Vladimir Nabokov qui considéra La Jalousie comme “le plus beau roman d’amour depuis Proust” –, peu d’écrivains ont suscité à ce point rejet et méfiance. Ce n’est pas un hasard si le centenaire de Robbe-Grillet n’a pas été choisi parmi les commémorations nationales de 2022 : il reste “trop incorrect, trop ‘mauvais genre’ somme toute”.
Littérature objective
Rappelant tous les événements de sa vie depuis l’enfance (boursier à Buffon, élève à l’Agro, marqué à la sortie de la guerre par le sentiment d’une ruine généralisée de la civilisation et des valeurs, ce qui sera l’une des origines de son désir d’écrire…), jusqu’à sa consécration comme romancier vraiment nouveau, Benoît Peeters éclaire les motifs qui animent la conception de la littérature de Robbe-Grillet.
Une “littérature objective” salue dès 1954 Roland Barthes, impressionné par une “écriture sans alibi, sans épaisseur et sans profondeur”, qui “reste à la surface de l’objet et la parcourt intégralement, sans privilégier telle ou telle de ses qualités”. Le roman cherche à décrire le monde tel qu’il est, sans se hâter de l’interpréter en termes moraux, psychologiques ou métaphysiques, sans dissimuler non plus ses étrangetés et ses incohérences.
Ces hommages des plus grands théoriciens de la littérature de l’époque soulignent combien Robbe-Grillet invente une nouvelle façon d’écrire, refusant l’héritage littéraire comme modèle. “Redonnons à la notion d’engagement le seul sens qu’elle peut avoir pour nous”, s’explique le romancier. “Au lieu d’être de nature politique, l’engagement c’est, pour l’écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage […]. C’est pour lui la seule chance de demeurer un artiste et, sans doute aussi, par voie de conséquence obscure et lointaine, de servir un jour peut-être à quelque chose, peut-être même à la Révolution”.
“L’engagement est, pour l’écrivain, la seule chance de demeurer un artiste”
Au cœur de la consécration littéraire du Nouveau Roman qui traversa, non sans accrocs, les années 1950, 1960 et 1970, Peeters salue la longue amitié et alliance littéraire entre l’écrivain et Jérôme Lindon (qui lui reprochera quand même sa désinvolture en tant que conseiller littéraire, au point de passer à côté du premier roman de Jean-Philippe Toussaint, La Salle de bain, rattrapé par Lindon lui-même).
Le biographe rappelle aussi combien ses relations avec Michel Butor, l’auteur de La Modification, mais aussi avec Claude Simon, sans parler de Philippe Sollers, furent explosives. Par-delà l’étude de tous les coups échangés et des conceptions de la littérature opposées, Benoît Peeters s’attarde sensiblement sur la longue histoire d’amour avec Catherine Robbe-Grillet, “la rencontre la plus importante de sa vie”.
Un homme intrigant
Dès le début de leur liaison, elle lui offre pour son anniversaire un fouet ; le romancier lui répond alors, comme le signe d’une liaison tout sauf passagère : “Quel cadeau ! J’en ai rarement reçu qui m’auront ‘ému’ à ce point !” Leur mariage, marqué par l’impuissance du romancier, compensée par des fantasmes sado-érotiques déjà racontés par Catherine, alias Jeanne de Berg, a duré plus de cinquante ans.
Ce qui la frappait le plus fut le contraste entre la personnalité de son mari et son image publique. “On reproche à Alain son manque de sentiments, son hostilité à toute littérature sentimentale. Je n’ai pourtant jamais connu d’homme plus passionné et sentimental. Il se cache bien, c’est tout.”
Vers la fin de sa vie, Alain Robbe-Grillet se sentait lui-même en décalage avec les nouvelles générations d’écrivains. Même s’il aimait les premiers livres de Jean Echenoz ou Marie Ndiaye, une forme de démesure lui manquait : “La nouvelle génération semble plus attirée par la légèreté, l’air du temps, le flottement à la dérive désabusée plutôt que convaincue, ce qui la distingue radicalement de la mienne.”
Entre toutes ses provocations, il ne cessa d’avouer combien les ressorts de sa propre personnalité lui échappaient. “Parce que je suis fou, donc incompréhensible”, disait-il. Le tact et l’intelligence de Benoît Peeters est, outre d’en éclairer les ressorts et les signes, de se mettre à la hauteur de ce mystère, sans prétendre l’élucider, en rappelant que c’est parce que la signification de son existence ne cessait de se dérober à ses propres yeux que l’écriture prenait tout son sens chez Robbe-Grillet.
Une écriture aspirée par le seul désir d’inventer des romans nouveaux ; un désir qui reste au fond le grand héritage du Nouveau Roman chez tous·tes celleux qui explorent des formes littéraires, sans forcément fétichiser le pape d’un genre achevé dans l’histoire mais éternel dans ses aspirations.
Benoît Peeters – Robbe-Grillet, l’aventure du Nouveau Roman (Flammarion), 416 p., 23 euros.
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