Lauréate en novembre de notre premier prix littéraire dans la catégorie “premier roman” pour La Petite Dernière (éd. Notabilia/Noir sur blanc), l’écrivaine, en couverture de notre numéro rentrée littéraire et révélation de 2020, a écrit son journal de l’année écoulée spécialement pour Les Inrockuptibles.
“2020, je pense août 2020.
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La sortie de mon premier roman La petite dernière.
Au moment des vœux de début d’année, je me souviens avoir dit 2020 ce sera mon année !
Mais avant il y a eu janvier, à la fin du mois, cette discussion avec une amie qui vit à Rome depuis deux ans où j’entends pour la première fois le mot “confiné”.
BN, mon amie me raconte que tout est fermé dans la ville, qu’elle ne fume plus, que le confinement “ça aide au moins à ça”.
Pas une seconde, j’avais imaginé qu’elle me décrivait ce qui nous attendait en France, qui arriverait jusqu’à moi, jusqu’à nous.
De la même façon qu’on ne croit pas à sa propre mort.
Freud disait que “Personne ne croit à sa propre mort, et dans son inconscient chacun est persuadé de son immortalité”.
13 Décembre 2020, j’ouvre les yeux, elle est enfin à mes côtés, elle lit Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud.
Aujourd’hui, je ne vais pas lire, je vais écrire mon journal de l’année 2020.
Je n’ai pas envie d’écrire de journal de confinement.
Ni de parler de comment j’ai vécu le confinement, ou comment je ne l’ai pas vécu, ou comment j’ai survécu au premier puis au deuxième.
Je n’ai pas envie de parler du confinement.
Mais quand même…
En mars, il y a eu ce soir-là…
Je croise ma sœur, elle porte un masque, elle part au travail dans sa voiture grise, dans sa Honda jazz, elle a des cernes qui retombent, elle a maigri.
J’ose plus trop demander si “ça va” si “ce n’est pas trop dur à l’hôpital”.
Alors, on se regarde et elle aussi ne me demande pas si ça va.
Elle sait.
Elle a un peu les lèvres gercées mais ça lui va bien.
Elle baisse la vitre quand j’arrive à sa hauteur.
On ne se dit rien.
On se regarde. On sourit.
2020
Je n’avais pas imaginé que dans une période aussi sombre l’hostilité allait être accentuée.
Pourtant, j’aurais dû retenir les paroles de Beauvoir “N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devez rester vigilantes votre vie durant”.
Il y avait ce virus, on avait peur pour nos vies, pour celles de nos proches et celles d’inconnu·es.
On nous culpabilisait deux fois plus, peur de contaminer, peur de ne pas respecter l’ordre, peur de ne pas être un·e bon·ne citoyen·ne.
Rien de nouveau…
Les violences policières, pas nouveau.
Elles n’ont pas débuté en 2005 avec la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, ni en 2016 avec la mort d’Adama Traoré ni avec l’horrible agression de Michel dernièrement.
Les violences policières dans les quartiers populaires existent depuis longtemps, mais aujourd’hui, les corps violentés sont aussi les corps du “dedans”, les corps “au centre”, qui habitent Paris.
Alors on sort pour crier ! pour manifester ! pour dire non ! pour dire stop !
2020 : nos droits ? nos libertés ?
Renforcement des oppressions, renforcement du contrôle de nos corps, abus de pouvoir, les insultes, les menaces, l’humiliation, le racisme, l’homophobie, le sexisme, la misogynie, l’islamophobie… rien de nouveau juste un renforcement des forces de l’ordre, juste une accentuation de la peur, juste un emprisonnement sans fin, juste une aggravation des violences faites aux femmes, aux enfants, juste une augmentation de la précarité, juste un isolement plus important des plus vulnérables…
Nos corps vidés.
Des grands mots
Des grandes lois
“Attestation de sortie”
“Couvre-feu”
“Nous sommes en guerre”
“Islamisme”
“Misandrie”
“Liberté d’expression”
“Loi de sécurité globale”
“Loi séparatisme”
Puis il y a le réel, le quotidien, Clichy-sous-Bois.
La vraie vie, les vrais gens.
L’odeur de l’entraide, de la solidarité, de la sororité, les associations, les gens qui se mobilisent, les cagnottes, les dons, les sourires, les prêts…
Dehors, le soleil frappe mais les enfants ne jouent plus au foot, les enfants je ne les vois plus. Ils sont chez eux, à huit ou bien plus dans des appartements miteux.
Ils respectent le confinement.
On s’était préparé à des événements culturels qui n’existent plus.
Il n’y aura plus l’art et la culture, parce que les gens à la télé nous disent que seuls les lieux nécessaires ouvriront.
Mais on peut aller travailler.
Surtout il faut travailler !
Ou faire du télétravail, mais travailler.
Ta chambre devient aussi ton bureau de travail.
Ton travail fait irruption dans ton intimité.
Mais ce n’est pas grave, parce que les gens de la télé nous disent que nous sommes en guerre.
Les fêtes religieuses, le ramadan se vivra seul ou en famille, mais fini les prières nocturnes à la mosquée, fini le temps où tu savourais ces moments de partage et de connexion spirituelle.
L’aïd sera sans rassemblement, sans embrassades. Sans chaleur.
Mais ce n’est pas grave parce que les gens de la télé nous répètent qu’il faut éviter la contamination.
On s’écrit alors, on s’appelle, on s’envoie des lettres.
On se voit par écran interposé.
On ne danse plus.
Mais il y a les lives de Barbara Butch sur Instagram et ça fait du bien.
Il y a le rap. Heureusement. Les films et les livres…
Début avril, j’envoie la dernière version de La petite dernière à mon éditrice.
Ça me fait tenir.
Je vois la confiance grandir.
Ses mots me rassurent.
J’imagine les visages de mes lectrices, de mes lecteurs, j’imagine leurs mots et leurs sourires.
Le 20 août mon roman est en librairie.
Quelques jours plus tard, des amies m’informent qu’il n’y a plus d’exemplaires disponibles.
En rupture de stock.
D’abord je ressens une grande joie.
Je suis très heureuse.
Très fière.
Puis très vite, noyée.
Noyée par les rendez-vous.
Noyée par la fatigue.
Par la réception.
Par les polémiques.
Par l’oubli du texte.
Des grands mots, des grands titres
Homosexualité/Islam
Alors je me noie doucement, mais je remonte à la surface, parce qu’il y a ces femmes, qui m’appellent, qui m’écrivent, qui me soutiennent, qui me rappellent les mécanismes de pouvoir, de domination, de récupération, ces femmes qui me donnent la force et la douceur de continuer.
Il y a Bintou Dembélé, il y a Fatima Khemilat, il y a Virginie Despentes, il y a Maboula Soumahoro, il y a Iris Brey, il y a Josza Anjembe, il y a Kaoutar Harchi, il y a Jeanne Balibar, il y a Faïza Guène, il y a Casey et beaucoup d’autres.
Heureusement, il y a les mots des lectrices, les rendez-vous en librairies, à Paris, à Nice, à Lyon, à Morges, des salles pleines, la Maison de la poésie, la voix de Marie Vialle lisant mon texte, beaucoup d’émotions, de regards, de rires.
Il y a cette femme, la soixantaine qui vient me voir.
“J’ai compris quelque chose de mon histoire, en lisant La petite dernière.”
Puis une autre, la quarantaine en larmes.
“Ma fille est lesbienne, je vais lui offrir ce livre, je suis chrétienne, Dieu ne veut pas, mais si elle est heureuse moi aussi, je vais l’être.”
2020, c’est beaucoup de colère, d’indignation, de la peur, de la survie, des ruptures, des retrouvailles surtout, un début, une famille, des alliances, de l’amour.”
La Petite dernière (éd. Notabilia/Noir sur blanc)
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