Pour la psychanalyste Claude Halmos, les souffrances psychologiques issues de la vie sociale sont aussi invalidantes que celles qui viennent de la vie privée. La crise, le chômage, l’incertitude du lendemain ont des effets délétères sur la santé psychique auxquels la psychanalyse peut permettre de résister.
Par ses effets concrets sur les existences des gens au quotidien, la crise économique nourrit une autre crise, plus sourde, discrète, presque invisible : une crise psychologique délétère. Or, observe la psychanalyste Claude Halmos dans son nouveau livre Est-ce ainsi que les hommes vivent ? (Fayard), la société ne prend pas assez la mesure de cet effondrement psychique produit par le social et la dureté de conditions d’existence non vivables. Si la crise est dans toutes les bouches, la manière dont chaque individu la traverse reste méconnue. D’où, selon elle, la nécessité de mieux écouter et faire entendre des récits de vie fracturée. Résister à la désespérance qui pèse sur des millions de gens oblige d’abord à en reconnaître le cadre.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pourquoi avoir repris le titre d’un poème d’Aragon dans votre essai sur les souffrances psychiques liées à la crise économique et sociale ?
Claude Halmos – Le titre de ce poème d’Aragon me tournait dans la tête pendant que j’écrivais et cette question m’obsédait : est-ce humain de faire vivre des hommes de cette façon ? Elle s’est imposée à moi comme titre pour mon livre, comme le poème que Primo Levi met au début de Si c’est un homme s’est imposé quand je parle des SDF. C’était une évidence car mon livre est un livre de combat. Dans mon travail, j’ai d’ailleurs toujours tenu compte de la réalité (sociale, économique, historique) dans laquelle les gens vivent ou ont vécu. J’ai travaillé par exemple avec des enfants dans les banlieues dites difficiles autour de Paris ; on ne peut pas travailler là-bas comme on travaille dans un cabinet du XVIe arrondissement. Quand huit personnes vivent dans une seule pièce, la question de l’intimité, par exemple, ne se pose pas de la même manière. Ils n’ont pas choisi cette promiscuité.
Or il faut pouvoir faire la différence entre ce que des gens choisissent, du fait de leur désir et ce qui leur est imposé par la nécessité. Et par ailleurs si vous ne prenez pas en main cette réalité et si vous n’aidez pas la famille à la prendre en main, vous pouvez toujours raconter ce que vous voulez, cela ne servira à rien. C’est fondamental aussi dans le domaine de la maltraitance : on ne peut pas entamer un travail analytique avec un enfant sans savoir ce qu’il vit. J’ai reçu des enfants qui avaient été “suivis” par des psys ; ils vivaient l’innommable chez eux et, le psy l’ignorant, faisait une gentille thérapie avec eux parce qu’ils n’arrivaient pas à lire, c’est aussi violent que tragiquement absurde !
Pensez-vous que la psychanalyse peut, à travers sa pratique, éclairer ou apporter des réponses à des enjeux aussi lourds que la crise ?
Je m’intéresse depuis toujours au rapport entre la psychanalyse et le social, à ce que la psychanalyse peut apporter à la société. C’est pour cela que j’interviens dans les médias. Au début, je ne voulais pas y aller, mais j’ai compris très vite que c’était un formidable outil. Sur Canal+, dans l’émission La Grande Famille, je me suis battue par exemple pour expliquer qu’il n’y a pas de sexualité normale et anormale. Dans les années 1990, ce n’était pas très “tendance ” d’affirmer cela, les psys étaient publiquement très silencieux sur la question. Je me battais aussi contre les médicaments comme seule réponse à la souffrance psychique.
Etre dans les médias, c’est pour moi militer pour quelque chose. A partir de là, je me suis posé la question de ces millions de gens qui souffrent aujourd’hui pour des raisons qui ne sont pas liées à leur vie privée, à leur histoire personnelle mais à ce qu’ils subissent dans leur vie sociale, à cause de la vie économique. Or, personne ne le dit. Et personne ne leur dit que les problèmes de leur vie sociale peuvent les rendre aussi malades que ceux de leur vie privée. Et qu’en plus, cela n’a rien à voir avec eux, que cela ne sert à rien d’aller chercher en eux des fragilités qui expliqueraient leur état. “Je suis chômeur, depuis des mois je ne trouve pas de travail et je crains de ne jamais en retrouver, je tombe en dépression, je me désespère, peut-être que je suis fragile : non, c’est juste que ce n’est pas vivable.”
Depuis quand observez-vous les symptômes de ces dépressions liées à la crise ?
C’est une lente érosion. Plus les années passent, plus les gens sont atteints par ce qui se arrive. Et pour l’expliquer j’ai écrit un très long chapitre sur la construction de l’enfant comme être social. Un être humain n’est pas, contrairement à ce que l’on croit, un être qui se construirait dans sa vie privée et qui aurait de surcroît une vie sociale. C’est un être double. Il a une double colonne vertébrale psychique : une partie de cette colonne est privée, l’autre est sociale et cette partie sociale se construit dès l’école. A partir de l’école, l’enfant qui avait déjà une image de lui, un sentiment de sa valeur, une identité en fonction de ce qu’il avait vécu dans sa famille, va acquérir une nouvelle image, un nouveau sentiment de sa valeur, etc., en fonction de ce qu’il va vivre là. Et ces nouvelles données ne vont pas remplacer les précédentes, elles vont s’adjoindre à elles et faire de l’enfant un être double (comme un arbre qui aurait un double tronc).
Quand les gens sont atteints durement et surtout durablement dans leur vie sociale, ils ne sont donc pas seulement atteints matériellement, ils sont frappés au cœur de leur être social. Invalidés dans la moitié d’eux-mêmes comme par une sorte d’hémiplégie. Or, qui peut penser aujourd’hui récupérer sa vie sociale quand la situation n’en finit pas de durer ? Cette désespérance est terrible, elle pèse sur des millions de gens.
Existe-t-il une sorte d’inégalité en termes de ressources parmi les gens qui subissent les effets de cette crise ? Certains sont-ils plus armés que d’autres pour affronter cette épreuve ?
Paradoxalement, je ne crois pas. Je connais beaucoup de gens qui ont un bagage culturel et social important, et qui pourtant restent aussi démunis que les autres. J’ai par exemple une amie journaliste excellente, au chômage, et qui dit ne plus y arriver. Elle ne devrait pas être démunie, et pourtant, elle l’est. On ne peut rien contre le rouleau compresseur du social. Ce qui me frappe, c’est qu’à type de métier différent, âge différent, histoire familiale différente…, les gens disent la même chose, peut-être pas avec les mêmes mots ; mais c’est la même désespérance.
Mais que peut la psychanalyse face à cela ?
Si l’éthique de la psychanalyse a un sens, les psychanalystes ont le devoir de dire à l’extérieur ce qu’ils apprennent dans leur cabinet. Cela peut permettre que des gens souffrent moins. Il y a donc avant tout un devoir éthique. Et le devoir aujourd’hui est de faire reconnaître une idée simple : des souffrances psychologiques peuvent venir de la vie sociale, et ces souffrances sont aussi graves, complexes et invalidantes que celles qui viennent de la vie privée. Tant qu’on n’aura pas compris cela, rien ne sera fait de sérieux. Or, l’impensé sur lequel tout le monde fonctionne, je l’ai dit, reste l’idée qu’un être humain ne pourrait être mis en danger (de façon grave) sur le plan psychique que par sa vie privée.
J’explique dans mon livre pourquoi et comment on peut, à cause du social, être atteint jusque dans son désir de vivre, tomber en dépression grave et même vouloir mourir. On le sait à travers les cas de suicide au travail. Mettre ainsi en rapport les conditions matérielles de vie des êtres et leur vie psychique permet de faire une autre lecture d’un certain nombre de données. Par exemple, en France, deux millions sept cent mille enfants (un enfant sur cinq) vivent sous le seuil de pauvreté. Ce chiffre, rappelé récemment par l’Unicef, est hallucinant. Comment ces enfants vont-ils se construire ? Sans compter ceux qui ne vivent pas sous le seuil de pauvreté mais dans une situation matérielle très difficile et une angoisse permanente de leurs parents.
Pourquoi cet état de fait vous semble caché, comme l’angle mort d’une société aveugle à ses propres fragilités ?
Ce n’est pas caché, mais méconnu. Ce qui est méconnu, ce sont les souffrances individuelles. On parle de cela au pluriel, pas au singulier. On dit : “Les Français s’inquiètent, ils ont peur du chômage.” Mais alors qu’il n’y a pas un magazine sans sa page spécialisée sur les problèmes psychologiques des gens, alors qu’il n’y a pas une chaîne de télé sans émission dédiée aux remèdes des psys, jamais on ne parle des problèmes individuels dus à la crise. Jamais on ne demande à quelqu’un : racontez-nous comment vous vivez concrètement votre chômage ou votre peur du chômage, de l’appauvrissement, du déclassement. On ne peut pas dire qu’on ne parle pas de la crise ; on ne parle que de cela à longueur de temps. Mais la complexité des souffrances psychologiques individuelles qu’elle génère est totalement méconnue.
Pourtant, des récits existent, comme ceux lancés par Pierre Rosanvallon dans sa récente collection “Raconter la vie”.
Oui, bien sûr, d’ailleurs je cite le livre formidable d’Annie Ernaux Regarde les lumières, mon amour. Mais cela reste marginal. Ce dont je peux témoigner, c’est que lorsque je travaillais à La Grande Famille entre 1992 et 1997 sur Canal+, c’était révolutionnaire de parler publiquement des problèmes de l’intime (des problèmes sexuels, de la jalousie, des phobies, des difficultés avec les enfants, etc.), d’expliquer qu’ils étaient normaux, que tout le monde les rencontrait et qu’il n’y avait pas à en avoir honte. Cela a aidé des milliers de gens qui se pensaient seuls à y être confrontés et, de ce fait, anormaux.
Il y a, je pense, le même travail à faire aujourd’hui avec les problèmes psychologiques qui naissent des difficultés sociales. Tous les gens aujourd’hui, même s’ils ont une situation à peu près confortable, ont peur de ce qui pourrait leur arriver et tous ont peur pour leurs enfants. Tous les chômeurs se sentent, quand le chômage dure, dévalorisés, angoissés, épuisés, déprimés. Chacun a l’impression qu’il est seul à éprouver cela et s’en sent honteux. Comme il y a une honte, on ne parle pas, on s’enferme dans la solitude ; et plus on est dans la solitude, plus on se sent exclu. Ce cercle vicieux est totalement destructeur. Il faut le rompre, expliquer en quoi ces réactions sont, étant donné la situation, normales et, à partir de là, expliquer comment se sortir de là, comment résister. Car on peut résister !
Faudrait-il que les psys réorientent le modèle de leurs thérapies pour mieux prendre en considération cet environnement social ?
Non, je ne crois pas cela. Je pense que la majorité des psys, dans leur cabinet, aident individuellement leurs patients en les écoutant ; leur travail en soi n’est pas en cause. Mais l’image d’eux que la société renvoie aux gens est essentielle. Par exemple, tant que les homosexuels étaient considérés comme des malades mentaux, les psys ne pouvaient les aider que difficilement à cause du poids social et symbolique qui pesait sur eux.
Aujourd’hui, même si les combats sont encore loin d’être gagnés, le fait que l’homosexualité ne soit plus considérée officiellement comme une pathologie mentale a allégé le sentiment d’opprobre, d’exclusion et de rejet. C’est la même chose avec la crise : l’idée que des souffrances sociales puissent être reconnues comme générant des problèmes individuels est fondamentale.
Quiconque perd un proche sait que s’il est en dépression, c’est légitime. Quiconque perd sa vie sociale par le biais du travail qu’il ne retrouvera pas pense qu’il n’est pas légitime d’être en dépression. C’est aussi simple que cela. Or, c’est une perte très grave, peut-être autant que la perte d’un être aimé. La souffrance doit être reconnue, pas seulement comme une souffrance sociale, mais comme une souffrance qui se double de problèmes psychologiques complexes. Ce ne sont pas juste des problèmes matériels. Cette question n’est pas explorée. Du coup, cela ne fait pas bouger la société.
La psychanalyse n’a-t-elle pas, dans ses fondements mêmes, un rapport ambivalent au social ?
Les psys, en général, ont du mal avec la réalité. Leur domaine est le subjectif et cela peut les conduire à oublier l’importance de cette réalité. On a mis très longtemps par exemple à accepter l’idée que les horreurs d’une guerre puissent rendre fous des soldats qui étaient pourtant au départ plutôt équilibrés…. De la même façon il n’y pas de livres qui traitent de la construction psychique des enfants vivant dans des milieux pauvres. Personne n’écrit sur ce sujet. Ce que je critique surtout, c’est la vogue médiatique des psy positivistes qui promettent le bonheur et vendent de l’illusion. Et qui plus est une illusion dangereuse. Si on dit à quelqu’un qu’il n’est pas malade alors qu’il l’est, on lui fait faire en effet, à court terme, l’économie d’une angoisse mais, à long terme, cette économie risque de lui couter cher car, ce faisant, on l’empêche de se soigner…
Quels sont les impératifs de notre époque qui vous semblent peser le plus gravement sur les individus ?
On demande aux gens d’être rentables et d’être réparés le plus vite possible comme une voiture qui ne marche pas. Or, la psychanalyse ne croit pas qu’un individu ne soit qu’un simple rouage qu’il faut réparer comme s’il était une machine ; elle a une vision d’un être humain qui a une histoire, une liberté de pensée, un désir. C’est normal de ce point de vue, à l’heure d’impératifs aussi simplistes que ceux du capitalisme d’aujourd’hui, que la psychanalyse soit attaquée.
Les psychanalystes ne se battent pas assez à mon avis pour défendre leur pratique. De mon côté, j’ai un vrai souci de transmettre ; c’est pour cela que je suis dans les médias depuis vingt ans ; les trois pages de réponses au courrier que j’écris tous les mois dans Psychologie magazine répondent à ce souci. Je parle aux gens sans concessions mais en les respectant et ils savent l’entendre.
Que reprochez-vous aux politiques, quant à leur responsabilité propre sur cette question de la souffrance individuelle ?
Leur silence a des conséquences politiques très graves car il ouvre un boulevard à Marine Le Pen. Elle est la seule qui parle aux gens de leurs souffrances. Elle leur en parle de manière manipulatrice, comme les adultes qui, pour asseoir leur emprise sur les adolescents à la dérive, font semblant de comprendre leur détresse et gagnent ainsi leur confiance. On sait bien que dès que le FN prend des mairies, il s’en prend d’abord aux plus faibles.
Le silence des politiques est grave mais leurs déclarations peuvent l’être aussi. Comme celle, par exemple, du ministre du Travail François Rebsamen pointant les tricheurs parmi les chômeurs ; ce type de déclaration est fondé sur une méconnaissance totale de la souffrance à laquelle il a affaire. Si les politiques se rendaient compte une seconde de ce que cela fait à un chômeur d’entendre cela, à quel point cela peut l’accabler, ils ne diraient pas de telles inepties. Mon travail, c’est le dire, puisque je le sais, et essayer de le faire entendre.
Mon livre a vocation à être un outil, une arme qui permette aux gens de s’en sortir. J’espère que des politiques et des associations vont se saisir de cette question, pour mettre en place des structures adaptées. Car j’explique aussi dans mon livre l’importance du collectif. Face à une réalité trop lourde on ne peut pas résister seul. Il faut faire corps avec les autres. C’est essentiel. L’autre est un point d’appui pour se reconstruire. Parce qu’on reçoit de lui mais aussi parce que, en lui donnant à son tour, on peut se rendre compte que l’on n’est pas le “rien” que l’on croyait être devenu. Les combats sont toujours collectifs.
Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Faire face à la crise et résister de Claude Halmos, (Fayard, 282 p, 18,50 €)
{"type":"Banniere-Basse"}