Star des traducteurs, écrivain et éditeur, Claro électrise avec un roman autour du LSD.
C’est en assurant la traduction d’écrivains américains réputés difficiles qu’il s’est fait connaître du monde littéraire. En rendant accessible au lecteur frenchy les romans de William Gaddis, William T. Vollmann, Kathy Acker et surtout Thomas Pynchon, Christophe Claro s’est imposé comme l’un des traducteurs les plus doués et inventifs de sa génération (cette rentrée, il signe encore deux traductions, Snuff de Chuck Palahniuk et Le Cycliste de Viken Berberian). Une patte qu’on retrouve dans son travail d’éditeur depuis la création en 2004 de Lot 49, la collection codirigée par Arnaud Hofmarcher au Cherche-Midi, qui a révélé entre autres Richard Powers ou William Gass, l’auteur du labyrinthique Tunnel.
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Claro, défricheur hors pair, débusqueur de talents ? Pugnace, passionné, acharné, c’est lui qui s’est battu pour faire publier La Maison des feuilles, l’olni culte de Mark Danielewski. Mais cette trajectoire protéiforme de traducteur-éditeur-prescripteur se double d’une mue romanesque qui a pris ces dernières années une ampleur considérable. Avec Cosmoz, en 2010, l’écrivain revisitait Le Magicien d’Oz à travers un conte barré et revigorant. Auparavant, ses romans ont souvent mis en pratique ce principe de décalque, par la réécriture de mythes (Méduse dans Bunker anatomie), d’icônes (les Beatles dans Black Box Beatles) ou de classiques (Madame Bovary dans Madman Bovary).
Claro se décrit volontiers comme un « garagiste » bricolant ses romans telles des « machines » empreintes de motifs et de systèmes. Cette dimension rapiécée, postmoderne, au principe de tous ses livres, est également l’apanage de la nouvelle production de l’écrivain, bombe chatoyante lâchée dans cette rentrée littéraire. Son roman part d’un fait divers, celui d’un village français intoxiqué au LSD en 1951 : une mystérieuse fournée de « pain maudit », conséquence d’un programme de manipulation psychologique élaboré par la CIA dans le cadre de la guerre froide et de ses expérimentations sur la population civile.
De Pont-Saint-Esprit à New York, puis San Francisco et Paris, Tous les diamants du ciel suit les destins croisés d’un orphelin et d’une junkie, rabatteuse de « cobayes » pour les services secrets américains, à travers la révolution culturelle des années 60. Dans ce tour de force formel, qui allie mythes de l’époque (défonce, sexe libre, rock, premiers pas sur la Lune…) et théorie du complot, l’écrivain déroule une phrase hallucinée, littéralement sous trip. Le roman mixe transe hiératique et polar noir, hommage aux écrivains beat et coup de foudre dans un Paris olé-olé. Une épopée hypnotique et extrême, sans mauvaise descente.
Vous êtes écrivain, éditeur, traducteur, membre du collectif Inculte, bloggeur… N’est-ce pas un peu trop ?
Claro – L’intérêt, lorsqu’on écrit, est de multiplier les pratiques, les vitesses et les points de vue. Les seuls moments où je peux respirer, c’est quand je lis. Cet été, je me suis replongé dans les livres de Michel Butor et Claude Simon. Les classiques remettent en perspective les contemporains, et inversement. On ne lit pas de la même manière le roman d’Aurélien Bellanger (auteur de La Théorie de l’information – ndlr) si on a relu un Balzac avant.
Comment l’écriture de ce roman a-t-elle débuté ?
Avec l’idée de poursuivre chronologiquement Cosmoz, qui s’arrêtait au moment de la bombe atomique. Je voulais reprendre une fiction au début des années 50. Un jour, ma fille m’a montré un article sur l’affaire de Pont-Saint-Esprit. Ce fait divers m’a semblé très riche, tant à un niveau symbolique qu’historique, avec cette histoire de « pain maudit », la CIA, la drogue…
Quelle est la part de vérité dans les agissements de la CIA que vous décrivez ?
Tout est vrai. Je me suis appuyé sur des ouvrages américains, notamment un manuel de manipulation mentale, réalisé par la CIA, qui a été déclassifié et même traduit en français. Si les journaux ont reparlé de cette affaire il y a deux ans, c’est en raison de la parution d’un livre intitulé A Terrible Mistake, une étude sur les manipulations de la CIA, dont celle-ci liée au LSD. Le livre mentionne un document évoquant une « Mission Pont-Saint Esprit ». À l’époque, un agent a essayé d’ébruiter cette histoire, il s’est fait liquider par des mafieux corses, vraisemblablement engagés par les services secrets. La France a demandé des éclaircissements au gouvernement américain pour savoir si la CIA avait vraiment « dosé » un village. Il n’existe pas de preuves accablantes mais c’est un scénario très probable.
Le roman retrace les différents usages du LSD. La drogue, ça vous fascine ?
C’est le cheminement du LSD qui m’importait, sa valeur d’abord médicale et psychiatrique, ultraprisée par les stars d’Hollywood comme Cary Grant. C’est ensuite devenu une arme dans le cadre de la guerre froide, puis de libération mentale dans les années 60. Au final, le marché de l’acide a fini par transformer une génération contestataire en hippies défoncés. Et puis je voulais écrire un livre qui aurait pris lui-même du LSD.
Votre livre arrive quinze ans après Livre XIX et forme avec Cosmoz un triptyque courant sur deux siècles. Pourquoi cette volonté de coller à l’histoire ?
C’est lié à l’impossibilité d’écrire un roman ancré dans le monde contemporain. Mais je ne pense jamais un livre en termes d’intrigues ou de personnages. Je ne me considère pas comme un romancier. La problématique du roman ne m’intéresse pas. Sauf à le considérer comme une forme ouverte, explorant des champs autres que le diégétique, le narratif. Quand Victor Hugo fait une digression sur les égouts de Paris, il sort de la narration et c’est là, à mon sens, qu’il se passe des choses.
Qu’est-ce qui guide vos choix en temps qu’éditeur et traducteur ?
Des livres qui ont d’abord un rapport à la langue. L’intérêt de la collection Lot 49 était de montrer qu’on n’avait pas tout lu en littérature américaine, qu’il restait des régions non défrichées et plus expérimentales. Le travail d’exploration touche autant à de jeunes auteurs qu’au vingt dernières années, en essayant de voir si on n’a pas raté des choses importantes. Quand on a sorti Richard Powers, en 2004, Trois fermiers s’en vont au bal, le bouquin avait déjà 20 ans aux États-Unis.
Et Le Tunnel, de William H. Gass, publié en 2007 ?
C’était un texte mythique dans la littérature américaine. Gass a mis trente ans à l’écrire. Pendant longtemps, ça a été la baleine blanche des lettres US. C’est pour ce livre que Lot 49 a été créée. Mais on ne pouvait pas inaugurer la collection avec un texte aussi fort, il fallait un contexte. On a publié plusieurs livres avant celui-ci. C’était aussi un roman très compliqué à traduire. J’essaie d’abord de lire tout ce que fait l’auteur. Il faut s’imprégner de son système pour comprendre sa langue. Après je me demande : qu’estce qui fait la langue Pynchon ? Comment fonctionne-telle ? Mon rapport à la langue américaine passe essentiellement par la traduction. Je suis nul à l’oral.
Dans votre roman Madman Bovary, le narrateur relit le classique de Flaubert pour soigner son spleen amoureux. Vous lisez pour aller mieux?
Non. C’est une activité de la perte. Beckett disait que la littérature, c’est échouer mais échouer mieux. La littérature a à voir avec la défaite. On n’écrit jamais le livre qu’on veut écrire.
Recueilli par Emily Barnett
Tous les diamants du ciel de Claro (Actes Sud), 256 pages, 20 €
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