Un encyclopédisme déraisonnable qui nous égare, nous emporte, nous ravit.
Comme un long fleuve intranquille, la publication en français des œuvres complètes de l’écrivain-cinéaste allemand Alexander Kluge suit son cours sous le titre générique Chronique des sentiments. Après le tome I publié en 2016, le tome II sous-titré L’Inquiétance du temps vient de sortir.
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De nouveau, les métaphores géoclimatiques se précipitent pour tenter de qualifier, voire domestiquer, ce chantier pharaonique (trois autres tomes seraient attendus, d’environ 1 000 pages chacun). Soit donc, une inondation, une éruption, un orage. S’adonner à Kluge instille en effet un état “d’inquiétance”. Mais où a-t-on vu que la littérature, romanesque, poétique ou philosophique, devrait nous apaiser ?
Les arborescences font florès, les ramifications s’intensifient
Kluge nous tend la main vers un autre chemin d’accès. Il parle de tissage, de réseau, de toile. Autant dire, du net. On surfe sur Chronique des sentiments, sauf que la planche souvent se dérobe et que toujours une vague nouvelle, plus puissante, nous emporte. Au fil des pages où aucune Ariane ne nous guide, les arborescences font florès, les ramifications s’intensifient, lianes sans racines, rhizomes proliférants.
Comme le projet se veut encyclopédique mais en avançant des raisons dont on ne peut jamais garantir qu’elles soient vraies ni même vraisemblables, on songe par ricochet, – le coq-à-l’âne étant un des carburants du livre – à un autre Allemand de cette haute trempe : l’historien d’art Aby Warburg (1866-1929), et son entreprise raisonnablement démente d’Atlas mnémosyne. D’autant que comme Warburg, mais à doses plus mesurées, Kluge insère dans ses récits des images, des plans, des dessins, des reproductions, des photographies.
<< Lire notre critique du tome I de "Chronique des sentiments"
Nous voilà perdus dans une forêt où rôdent bien des monstres (celui du nazisme, toujours d’actualité, étant pour Kluge le plus immonde) et où il faut se méfier des clairières faussement reposantes car pas moins hantées par des esprits rugissants.
Mais cette divagation est un amour de perdition qui tâtonne au gré de sa volonté de savoir, de comprendre, d’écrire, le fameux “c’est-à-dire ?” cédant le pas à un merveilleux “c’est à lire”. Amorces de roman (dont celui franchement sublime consacré à une certaine Anita G.), début de dialogues de fous, bouffées de poésie, ébauches d’histoires. Autant de correspondances inactuelles et intempestives. On dirait Le Gai Savoir.
Chronique des sentiments, tome II – L’Inquiétance du temps (P.O.L), traduit de l’all. par A. Gaudu, K. Han, H. Holl, A. Lochmann et V. Pauval, 1184 p., 39 €
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