Chez les Boltanski, on connaissait déjà Christian l’artiste, Luc le sociologue et Jean-Elie le linguiste. Christophe, journaliste, livre un premier roman : une immersion dans l’intimité d’un clan à part marqué par la guerre.
Grand reporter à Libération puis à L’Obs, Christophe Boltanski a parcouru le monde en tous sens pour raconter la vie des autres. Dans son premier roman, il a choisi de parler de lui, de sa famille, et de circonscrire l’action à un seul lieu : l’hôtel – très – particulier de ses grands-parents, rue de Grenelle, à Paris. Un capharnaüm incongru dans ce quartier huppé de la capitale, une sorte de phalanstère où ont vécu les uns sur les autres, dans une promiscuité aussi étrange qu’heureuse, les “Bolt”. Les grands-parents de l’auteur donc, et leurs enfants dont trois fils aujourd’hui reconnus chacun dans leur domaine : le linguiste Jean-Elie, le sociologue Luc – le père de Christophe – et l’artiste plasticien Christian Boltanski.
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Après le divorce de ses parents, Christophe Boltanski s’est lui aussi installé rue de Grenelle, à l’âge de 13 ans, rejoignant cette micro-communauté et sa vie en vase clos. A la fois dedans et de passage, intégré et extérieur, il a pu observer le (dys)fonctionnement de ce foyer à part.
Il en livre aujourd’hui les clés dans La Cache, nous ouvrant littéralement les portes de cette maison qu’il nous fait visiter pièce par pièce, jusqu’en son cœur, ou plutôt le “nombril” de la rue de Grenelle : l’entre-deux, sorte de cagibi situé entre une chambre et la salle de bains, dans lequel son grand-père, médecin juif converti au catholicisme, se cacha pendant l’Occupation pour échapper aux rafles et à la déportation.
Une énigme à élucider
Dans le roman d’une immense sensibilité de Christophe Boltanski, dont la construction rappelle à la fois La Vie mode d’emploi de Georges Perec et une partie de Cluedo, pas de coupable ni d’arme du crime à retrouver dans le salon ou la bibliothèque, mais une énigme à élucider : les secrets d’une famille pas tout à fait comme les autres.
“J’ai d’abord eu envie d’écrire ce livre parce que cette famille a la particularité de ne rien garder. Pas de patrimonialisation, pas de photos. C’est vraiment cette maison de la rue de Grenelle qui fait office d’album de souvenirs, et elle disparaîtra un jour. J’ai ressenti un vrai besoin de garder quelque chose”, nous explique Christophe Boltanski de sa voix timide et douce, couverte par le bruit des avions de chasse qui survolent frénétiquement le ciel parisien en cette veille de 14 juillet.
Classer, archiver le passé pour tenter de lui donner sens, c’est également la démarche artistique de son oncle, Christian Boltanski, à l’œuvre remplie de boîtes, d’inventaires, d’albums photo. “Le sujet du livre de Christophe m’a intéressé, nous confirme l’artiste. Mon travail ne comporte aucun élément familial, mais tourne entièrement autour de l’idée de sauver des inconnus de l’oubli. Comme Les Suisses morts (portraits de personnes décédées collés sur des boîtes de biscuits – ndlr) ou Les Archives du cœur (enregistrements de milliers de battements de cœur – ndlr). Nommer des gens avec l’idée de les faire revenir, cela m’intéresse beaucoup.”
Un Roman ? Un Récit ?
S’il n’évoque pas directement sa propre histoire familiale, elle apparaît néanmoins en filigrane dans nombre de ses travaux où il s’amuse à mêler le vrai et le faux, le réel et la fiction, mais aussi dans les œuvres sur lesquelles plane l’ombre tragique de la Shoah. Dans La Cache, Christophe Boltanski raconte comment les membres de la famille sont mis à contribution dans le processus créatif de Christian en posant notamment pour des photos : “Nous étions éparpillés parmi ses inventaires truqués, ses autobiographies imaginaires”, peut-on lire.
Contrairement à son oncle, lui ne fait pas de détour pour parler de ses proches et raconter leur histoire. Pourtant, malgré la dimension intime et vraie du livre, il est inscrit “roman” et non “récit” en quatrième de couverture. “Certes, il y a une part d’enquête, ou plutôt une exploration, analyse Christophe Boltanski. Mais il ne s’agit pas du tout d’une enquête journalistique dans le sens où c’est ma vérité à moi.” L’auteur ajoute :
“Et puis, il y a tellement de fiction dans ma famille, toutes sortes de légendes, de mythes que j’utilise. Mon livre est aussi un roman dans le sens où il se nourrit des seules choses que nous avons conservées : les romans de ma grand-mère, les poèmes de mon grand-père, et même l’art de Christian. Ce livre se nourrit d’œuvres de création.”
C’est ce qui frappe à la lecture de La Cache : tout le monde chez les “Bolt” écrit, crée. D’abord, la grand-mère, qui a rompu avec son milieu catholique, traditionaliste et teinté d’antisémitisme, pour épouser son mari, fils d’émigrés juifs venus d’Odessa. Adoptée par une marraine – qui elle-même fut l’auteur de quelques textes, dont un brûlot antisémite –, Marie-Elise, matriarche et régente absolue du clan malgré les séquelles de sa polio, a écrit une quinzaine de livres.
“Des livres très sociologiques, ce qu’elle appelait de la littérature-magnétophone, précise Christophe Boltanski, mais aussi des romans dans la veine du Nouveau Roman.” Proche d’André Breton dans sa jeunesse, le grand-père, Etienne, s’est un temps rêvé écrivain. De leur vie aussi, les membres de cette famille aiment à faire une fiction, changeant de nom au gré de l’Histoire ou de leurs envies.
“C’était un lieu de production, chacun pouvait développer sa créativité”
Pour se protéger ou se réinventer. “Cette famille n’est qu’une longue suite de pseudonymes, de sobriquets, d’alias achetés ou imaginaires. Des noms plus tout à fait propres à force d’en cacher d’autres qui posent tous la même question : qui sommes-nous ?”, écrit Christophe Boltanski.
“J’ai lu récemment un livre de Yaël Neeman sur sa vie au kibboutz (Nous étions l’avenir, chez Actes Sud – ndlr) et ça m’a fait penser à notre maison, nous confie l’écrivain-journaliste. Il y avait le même désir d’enfermement, d’éloignement, mais aussi l’envie de recréer un monde. C’était un lieu de production, chacun pouvait développer sa créativité. Je pense que le monde réel les avait beaucoup déçus. Ils ont voulu recréer un monde à eux et même échapper aux identités qui leur avaient été imposées.”
Imposées comme l’étoile jaune que le gouvernement de Vichy contraint son grand-père à porter, le renvoyant à une judaïté dont il s’était éloigné. Etienne Boltanski est mis au ban de l’hôpital où il exerce. Drancy, Compiègne, Pithiviers. Des convois plombés qui partent vers l’Est. Le danger se rapproche. Etienne veut fuir avec de faux papiers, mais sa femme a l’idée de le cacher au cœur même de la maison. Une trappe secrète dans laquelle il restera près de deux ans. Deux années entièrement coupées du monde.
“Même si je n’ai jamais entendu mon grand-père parler de son expérience de la cache, j’ai l’impression d’avoir toujours su, se souvient Christophe Boltanski. Il n’en parlait pas, mais elle était évidemment centrale. Quand on partait en vacances, il y cachait les objets de valeur. On parlait de cette cache non comme d’un lieu de terreur, mais comme une sorte de boîte aux merveilles.”
Christian Boltanski partage en partie cette vision : “Cette cachette était à la fois un lieu d’amusement et d’effroi. Un peu comme les bunkers, après la guerre, ont pu être le lieu des premiers émois amoureux tout en étant liés à la mort. Mais ce qui a été déterminant, c’est que j’ai dû entendre très tôt des récits sur la Shoah. A 4 ans, quand on sait que son père aurait pu être tué, on pense que tout est dangereux, que chacun peut tuer son voisin.”
Une peur omniprésente
La peur. Elle est omniprésente dans cette famille. Elle imprègne chaque pan de mur de la rue de Grenelle, chacun de ses habitants. “Cette peur s’exprime à propos de tout et de rien, précise Christophe Boltanski. Il y a la peur de l’eau, la peur de traverser la rue, des peurs irraisonnées. S’il y a vraiment une chose qui se transmet, ce ne sont pas les souvenirs, c’est la peur.” Pour l’affronter, les Bolt font bloc.
Ils vivent entre eux, dorment tous dans la même chambre, restent enfermés dans la voiture quand ils voyagent, ne forment plus qu’un seul corps, coagulés autour de la grand-mère, pilier claudiquant du clan, abrités dans cette maison-matrice. “La maison est le personnage principal du livre, remarque l’auteur. Elle est presque un corps vivant qui nous a tous avalés, comme le ventre de la baleine. A l’intérieur, c’était un monde très compliqué. C’était un milieu bourgeois, mais on vivait un peu comme des clochards, un monde ouvert – ouvert d’esprit, lieu de passage – et fermé, à la fois catholique et juif, intellectuel mais déscolarisé.” Christophe Boltanski précise :
“J’avais un vrai sentiment d’altérité, avec ce que ça peut avoir de vertigineux – le sentiment d’être bizarres, marginaux – et en même temps ce que ça peut avoir de valorisant. C’est sans doute pour cette raison que les gens qui ont vécu dans cette maison ont réalisé des choses un peu originales.”
Aussi hors du commun soit le clan Boltanski, chacun peut se retrouver, se projeter dans les névroses, les secrets et les non-dits de cette famille française. “En tant qu’artiste, la seule chose que l’on puisse faire, c’est parler de son propre village, nous dit en écho Christian Boltanski. Chaque personne qui regarde une œuvre y voit son propre village. Dans La Recherche, Proust parle de nous. Je crois que Christophe a réussi à faire ça. Chacun pourra s’y retrouver.” Bienvenue dans la famille.
La Cache (Stock), 344 pages, 20 €
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