À travers “Le Voyage dans l’Est” et ses prises de position contre la nouvelle loi sur le seuil de non-consentement, l’autrice explore le phénomène d’emprise et le silence criminel en jeu dans l’inceste. Rencontre dans un café parisien.
Comment as-tu vécu cette année ? Tu as enfin eu un prix important, le Médicis.
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Au jour le jour. En essayant de maîtriser autant les difficultés que l’exaltation.
Après L’Inceste, Une semaine de vacances et Un amour impossible, comment as-tu décidé d’écrire à nouveau l’inceste dans Le Voyage dans l’Est ?
Je me disais qu’on ne comprendrait peut-être jamais ce qu’était l’inceste. J’entendais dans le discours médiatique, ou les conversations privées, qu’on ne comprenait pas la dimension d’esclavage, au sein de la famille par exemple, que l’aspect sexuel aveuglait, on ne voyait pas la négation civile, et le bannissement social qui s’ensuit. On ne se rendait pas compte. Donc, il fallait recommencer.
Écrire, c’est toujours chercher de nouvelles façons de clarifier. Sans passer par l’explication. En restant dans le sensible. C’est le seul langage auquel je crois. Donc, c’est chercher comment faire. Ma volonté, ma passion, de dire ce qui est n’a pas changé. Ça me tient, j’y tiens, je ne me vois pas renoncer à ça. Ce serait comme une mort.
Avec Le Voyage dans l’Est, j’ai traqué les points de vue de la jeune fille. Dans ce livre-là, c’était la porte d’entrée pour que les choses soient claires. Sur l’inceste, il y a des discours, un certain discours il y a vingt ans, aujourd’hui un autre. Ce qui me plaît dans le discours MeToo, c’est qu’il est sans complaisance. MeToo ne cesse de se déployer et de se redéployer. Mais ça reste un discours.
Avec des témoignages, des statistiques, des mots qui reviennent, des formules, “emprise”, “culpabilité”, “silence”, “honte”, “qui change de camp”, etc. Ça ne rend pas les choses claires pour autant. Ça ne montre pas. Ça dénonce, ça révèle. Ça ne définit pas. C’est un discours d’ensemble, une vague sociale, nécessaire, mais pour la clarté c’est un autre chemin qu’il faut prendre. Par la littérature, on voit, on ressent, on sait. Comme si on y était. On est au cœur. On parle au cœur.
La crainte serait que MeToo reste un discours et n’ait pas vraiment d’influence sur les comportements ?
Bien sûr que MeToo a une influence sur les comportements. “On vous a à l’œil”, “Ça, on ne peut plus faire, ça, on ne peut plus dire”, etc., on a un avis, on se positionne en fonction de MeToo. Avoir un avis n’est pas comprendre, pas ressentir, pas connaître, pas savoir ce qu’est pour un enfant l’asservissement par l’inceste – je dis enfant par l’âge ou par la place dans la famille.
La souffrance de l’inceste a pour particularité d’être à la fois intime et sociale. Celui qui transgresse l’interdit exerce un abus de pouvoir, et l’exerce parce que nous nous inclinons tous devant son pouvoir. On parle de libération de la parole, on dit “Il faut parler”. “Il faut.” Mais la parole d’un enfant, dans la société, comment est-elle considérée ? Soit comme un petit truc mignon – “Il est adorable”, “Il a dit ceci, il a dit cela”. Soit purement informatif – “Tu es malade, tu as faim, l’école ça va ?” C’est cadré. Déjà imaginé. Or on n’imagine pas qu’un enfant ait une vie non prévue et puisse avoir quelque chose à dire vraiment.
Ce qui me gêne dans “Il faut parler”, c’est que l’obligation semble peser sur l’enfant. Il doit parler. Ou, selon un intertitre de mon livre, L’Inceste, “cracher sa Valda”. La personne qui le viole lui prend tout, jusqu’à l’image de son avenir telle qu’il l’avait dans la tête. Il ne peut plus voir cette image. Il est inquiet pour son avenir. Ce que le père du Voyage dans l’Est prend à la jeune fille, c’est aussi ça. Comment garder une enclave de liberté ? Et si cette liberté résidait dans ce gap de silence provisoire ?
Quand on voit comment les paroles des enfants qui témoignent sont reprises dans les articles sur le sujet, on peut s’inquiéter. Surplomb, anecdotisation, complaisance, jouissance… les propos des enfants ramenés aux mots “zizi”, “zézette” entre guillemets, pour illustrer les phrases raisonnées des journalistes et autres intervenants. Je ne peux pas supporter cette division méprisante.
Comment expliques-tu que, enfin, ce que tu écris dans Le Voyage dans l’Est semble avoir été compris ?
L’époque, mais pas seulement. La porte que j’ai ouverte dans le roman pour clarifier, c’est la question des points de vue. Être victime de quelque chose ne fait pas de vous un jouet aux mains d’une société, fût-elle bienveillante, qui analyse à votre place. Le fait d’avoir été victime de quelque chose n’arrache à personne son intelligence. Bien au contraire. Vous pouvez analyser vous-même, il suffit que quelqu’un vous entende, c’est là le manque. C’est très dur d’exposer son point de vue, celui du passé, sa composition, son évolution, sa forme.
Chevreuse de Patrick Modiano, ce n’est rien d’autre que ça, la recherche permanente du point de vue, l’ajustement de la focale, dans les différents temps, comment retrouver l’image, comment s’en souvenir, comment la dire, le plus précisément possible, la redire, la revoir, être sûr. C’est le travail d’une vie. Pour chacun. Qu’on écrive ou pas : notre temps, on le passe à enquêter sur ce qui s’est passé autour de soi, et en soi.
“On écrit parce qu’on part du constat qu’il n’y a rien de clair, que tout est bouillie.”
Il y a d’ailleurs tout un travail sur la mémoire dans le livre : tu te montres en train de te souvenir, de reconstituer…
La part d’interrogation porte sur la chronologie essentiellement. Comme le faisait remarquer Carole Fives [autrice de Térébenthine en 2020] récemment dans un article, l’inceste s’attaque à la chronologie, et Le Voyage dans l’Est est fondé sur la chronologie. Et sur les points de vue au fil du temps. Après tout, le seul accès que nous avons au réel, c’est nous. Nos yeux, nos oreilles, notre souvenir, notre sensibilité. La littérature, c’est ça : accéder au réel par la perception humaine.
Dirais-tu que La Familia grande de Camille Kouchner, qui a ouvert l’année, a changé les choses ?
C’est ce qui a permis MeTooInceste. C’est certain.
Ton premier roman, Vu du ciel, est paru en 1990. Après trois décennies à écrire et à publier, qu’as-tu appris ? As-tu toujours le même désir d’écrire ?
J’éprouve toujours ce même désir, impérieux. Ça, ça n’a pas changé du tout. Ça évolue, ça change, comme la voix qui mue. La question se pose à chaque livre qui commence. C’est pourquoi écrire est aussi une angoisse. Et si on ne trouvait pas ? Si on ne trouvait plus. On m’a beaucoup dit, à propos du Voyage dans l’Est, que je “trouvais les mots”, que j’avais “le niveau intellectuel”. Nous les avons tous les mots. Nous grandissons dedans. Le problème, ce sont les phrases. Les phrases qui correspondent au réel. Et là, le niveau intellectuel n’est d’aucun secours. Sinon, tous nos énarques seraient écrivains. On écrit parce qu’on part du constat qu’il n’y a rien de clair, que tout est bouillie. On ne se rend pas compte de la difficulté d’écrire. Ce n’est pas une question d’intellectualité, c’est une question de désir impérieux. Tu veux y arriver. Ce n’est que ça.
Ce qui m’a frappé dans Le Voyage dans l’Est, c’est le silence de ceux, autour de toi, qui savaient, leur inaction. Comment l’expliques-tu ?
Je crois que c’est à cause de la sociabilité. C’est ça la valeur cardinale. Dans la scène où ma mère nous rencontre, mon père et moi, dans les allées du Salon du livre, j’ai 26 ans, elle sait ce qui s’est passé quand j’en avais 13, comment peut-elle réagir ? Faire un scandale ? Crier ? Théâtraliser ? Sortir des codes imposés par la sociabilité dans les allées du Grand Palais ? Qu’est-ce qui nous est offert d’autre que la sociabilité ?
Dans la scène de la fondue savoyarde [lors d’un dîner, la narratrice dit qu’elle a eu des rapports avec son père], la sociabilité est rompue, tout explose. Et on voit bien ce que ça coûte, à la narratrice et aux autres. Dans la scène finale, un des personnages dit : “Il paraît que ton père était un homme très séduisant.” Ce personnage essaie de faire rentrer un dialogue sur l’inceste dans la sociabilité. Alors que non, on ne peut pas. Et certainement pas comme ça. Par “Il paraît que…”. Voilà ce qui me fait peur peut-être, concernant MeToo, j’ai peur que ça reste dans les limites de la sociabilité militante.
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Dirais-tu que, au-delà du sujet de l’inceste, si tu as parfois reçu autant de réactions clivées, voire agressives, c’est parce que ta littérature, ton écriture même ne jouaient pas le jeu de la sociabilité ?
Au début, j’y étais allergique. Que la sociabilité puisse avoir son couvert à la table de la littérature – disons-le comme ça – me heurtait. J’ai atterri depuis ! (rires) La sociabilité a son charme. Nos faiblesses, la façon dont on ménage nos lâchetés. La sociabilité permet de diluer nos passions, notamment celle de la vérité. C’est bien que la passion de la vérité reste dans la littérature. Elle ne peut pas être partout cette passion. Quand elle fait irruption dans la sociabilité, par exemple sur un plateau de télé, j’ai l’impression que c’est une faiblesse. Parce que c’est une émotion. Ça peut passer pour un coup d’éclat. Ou un coup de théâtralité.
Faire comprendre ce qu’est l’inceste, c’est aussi passé par ta prise de parole très forte contre la proposition de loi d’Éric Dupond-Moretti.
Pas toute la loi, mais un aspect précis. En entendant Dupond-Moretti annoncer en matière d’inceste “un seuil de consentement à 18 ans”, ça m’a complètement angoissée. J’étais en train d’écrire mon livre, je ne voulais pas intervenir dans le débat, je voulais rester concentrée, mais ça ne me quittait pas, ça tournait dans ma tête. Finalement, une nuit, j’ai écrit un texte dans lequel j’interpellais le ministre. Augustin Trapenard m’a proposé d’en faire une vidéo pour Brut [en date du 26 septembre 2021]. Ça n’a pas empêché ce seuil de consentement d’être intégré à la loi, qui a été votée.
À la sortie de mon livre, je suis passée à Quotidien [émission de Yann Barthès sur TMC]. À la fin, ils m’ont posé une question sur la loi, et j’ai raconté que j’étais allée voir Brigitte Macron, des ministres, Matignon, que j’avais demandé un rendez-vous à Dupond-Moretti, qu’il ne m’avait pas reçue, etc. Le lendemain, il m’a appelée et m’a dit qu’il allait m’expliquer. Je suis allée à la Chancellerie. Il m’a expliqué ce que je savais déjà : après 18 ans, ce sont ces messieurs les magistrats qui vont décider, au cas par cas, s’il y a eu consentement ou pas, puisque ce sera la loi sur le viol qui s’appliquera, avec donc la notion de consentement, comme si cette notion était légitime en matière d’inceste. Alors qu’elle n’a rien à y faire.
Le ministre a ajouté que le procès qu’il avait gagné en 2012 après avoir plaidé “l’inceste consenti”, ayant ainsi obtenu la relaxe du père incestueux pour des actes commis sur sa fille devenue adulte – actes qui avaient commencé alors qu’elle avait 8 ans –, ne serait plus possible aujourd’hui, vu l’époque et les tendances de l’opinion. Or seule la rigueur d’un principe peut protéger un enfant. Mais ça, non, ils ne veulent pas… Il a été très sympathique, très charmant et, comme il me l’avait annoncé, il m’a “expliqué”. J’aurais pu moi aussi lui expliquer.
Quel est ton vœu pour 2022 ?
Qu’on réhabilite Dreyfus, qu’on condamne Pétain, que French Cancan de Jean Renoir repasse à la télévision…
Le Voyage dans l’Est de Christine Angot (Flammarion), 252 p., 19,50 €. En librairie.
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