Les libraires indépendants vivent, avec les éditeurs et les
auteurs, comme une menace la mainmise qu’aurait Vincent Bolloré sur Hachette Livre à la suite de son OPA. Entretien avec Christian Thorel, directeur de la librairie Ombres Blanches à Toulouse.
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Que pensez-vous de ce qui est en train de se produire, à savoir la prise de contrôle de Lagardère (dont Hachette Livre) par Vivendi (Editis) ?
Christian Thorel – Depuis un demi-siècle, le secteur de l’édition, qui a hérité de l’après-guerre d’une “modernité” active et plurielle, constituée d’entreprises souvent “familiales”, aura vu des transformations importantes, dont la concentration est le phénomène le plus visible. À partir de 1970, les évolutions techniques (informatisation, logistique) ont conduit de nombreux acteurs, éditeurs et diffuseurs à abandonner leur propre distribution, devenue un problème plus qu’une solution. Seul Gallimard a su faire évoluer ensemble édition, production, diffusion et distribution.
Lorsqu’en 1980, les libraires réalisaient 90 % de leur activité avec une trentaine de distributeurs, aujourd’hui, ces 90 % sont réduits à un périmètre de six ou sept opérateurs. Cette concentration de la distribution est contemporaine d’une concentration de la production. Dans le même temps, entre 1970 et 1995, Hachette et Vivendi (ex-Havas) ont créé par croissance externe deux supergroupes d’édition, en absorbant progressivement les entités autrefois “familiales”, en difficulté économique ou en recherche de transmission.
En 2003, la grenouille Vivendi, qui s’était faite aussi grosse que le bœuf Hachette, a été absorbée par le groupe Lagardère. Les actions à Bruxelles d’éditeurs et de libraires ont alors contribué à conserver deux groupes, Hachette devant abandonner des “prises de guerre”. Ce nouvel épisode, dont les acteurs sont les mêmes dans des rôles inversés, confirme ce phénomène de concentration dans des limites plus inacceptables encore.
D’après vous, que va-t-il se passer ?
Nous sommes loin de pouvoir répondre. Les libraires que nous sommes sont minuscules à côté des deux entités concernées. Et le groupe de la famille Bolloré dispose d’une autorité, de moyens économiques, de logiques financières et juridiques, et d’arguments politiques que nous ignorons. Si notre expérience dans le monde des livres est sans doute aucun plus grande que la leur, il est complexe de faire entendre ces acquis et notre engagement dans un langage compatible avec le leur. La régulation doit donc passer par des instances médiatrices.
Quel en serait l’impact ?
La réponse que nous pouvons faire porte essentiellement sur notre engagement pour la diversité. La diversité est le produit d’auteurs, d’éditeurs, et réside dans la possibilité qui leur est donnée d’accéder à la diffusion et à la distribution. Concernant les auteurs, la domination du marché est une menace pour les éditeurs indépendants – les plus petits, mais pas seulement. Antoine Gallimard et Françoise Nyssen, entre autres, expliquent cela fort clairement. Concernant la distribution, le fait que la librairie risque de lier près ou plus de la moitié de son activité à un ou deux distributeurs (Hachette et Editis) est inadmissible.
Cette dépendance, déjà très compromettante, conduirait à des effets de monopole contre lesquels il serait impossible de lutter, notamment sur les conditions de vente. Quant à la diffusion, qui donne accès à la connaissance de la production, son asservissement à un groupe aussi dominant verrait les inégalités des chances se développer plus encore pour chaque livre. Ajoutons à cela la puissance médiatique du groupe, qui aura un droit de vie et peut-être de mort sur les livres, affaiblissant la diversité de l’offre et accroissant sa dépendance.
C’est aussi un danger pour les lecteur·ices.
Pour les lecteur·ices, l’affaiblissement de leur périmètre aurait des conséquences pour l’accès à la diversité éditoriale qu’iels veulent pouvoir conserver. Dans une démocratie comme la nôtre, la liberté de publier, si elle n’est pas entamée par les lois, peut l’être par la pression économique, et cette dernière peut produire des effets de censure. De ce point de vue, la démocratie peut aussi se défendre en cherchant à s’émanciper de la production qui domine. Mais la force médiatique parvient à créer des courants contraires, et il faut en rappeler ici l’origine. Cette concentration des moyens entre presse, médias et édition, est vraiment ce que nous pouvons craindre, et ce que nous devons combattre.
Pour combattre, comment les libraires s’organisent-iels ?
Il y a deux modes, dont les buts sont évidemment les mêmes. C’est par une action concertée auprès de la Commission européenne, seule à même de refuser cette concentration, qu’éditeur·ices et libraires peuvent intervenir. L’édition est en marche pour cela ; Gallimard et Actes Sud entament notamment deux procédures. L’action des libraires se réalise par sa représentation syndicale, celle du SLF, et aussi par celle d’un groupe de libraires indépendants de grande et moyenne taille, irriguant fortement le territoire. Ces libraires de Pau, Bordeaux, Rennes, Chartres, Grenoble, Lyon, Vienne, Nancy, Toulouse, Vincennes et Paris veulent insister sur le caractère indispensable du travail pour la diversité, le “temps long”, les fonds éditoriaux, autant que pour les moyens économiques et financiers de les faire vivre. Avec le SLF, nous aurons une avocate commune, mais deux dossiers. Cette avocate est aussi celle choisie par Actes Sud et l’École des loisirs pour les représenter. Ce sont des dossiers juridiques complexes et nous n’hésitons pas à choisir une représentation qui saura les faire jouer en faveur de nos objectifs.
Cette OPA, cette mainmise, auraient-elles pu être empêchées ? Peuvent-elles encore l’être ?
Cette OPA aurait-elle pu être empêchée ? Autant que l’ensemble des OPA qui se produisent quotidiennement dans le monde de la finance, donc non. Ou du moins les moyens de l’empêcher sont à la portée d’entreprises qui n’ont rien à voir avec ce que nous sommes, par leur dimension, leur intérêt, leur détermination. Notre objectif est d’empêcher les conséquences de cette OPA. C’est notre espoir et notre certitude.
Voici trois extraits du jugement à Bruxelles en 2004, qui prouvent que nous sommes dans le vrai : “Il convient de préciser que les deux groupes sont déjà aujourd’hui les deux leaders incontestés de l’édition francophone. Hachette Livre et VUP/Editis sont présents dans un très grand nombre de marchés et sur toute la chaîne du livre, notamment en tant que diffuseurs et distributeurs d’un grand nombre d’éditeurs, renforçant ainsi leur poids vis-à-vis des revendeurs” ; “L’entité fusionnée disposerait d’un portefeuille de marques et d’auteurs connus très étendu, et d’une présence dans toutes les catégories de livres, au contraire de ses concurrents immédiats. Sa position et son pouvoir de marché seraient donc sans comparaison avec ses concurrents immédiats et ses clients” ; ”La présence importante de l’entité fusionnée, contrairement à ses concurrents éditeurs, dans les secteurs de la publicité et des médias tels que la télévision, la radio et la presse écrite, viendra compléter la palette des éléments déterminants de son pouvoir attractif auprès des auteurs.”
Dernière publication : Essentielles librairies (Gallimard/Coll. Tracts), avril 2021.
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