Dans une enquête incarnée et quasi romanesque, la journaliste Chloé Aeberhardt dresse le portrait de huit anciennes agents du KGB, du Mossad, de la CIA. Et donne la parole à ces femmes silencieuses, au-delà des clichés de cinéma.
Elles s’appellent Tatiana, Yola, Geneviève – enfin Gilda, c’est selon –, Jonna, Martha-Mikaela-Maria, Gabriele, Ludmila et Stella. Huit femmes aux prénoms épiques, romanesques, dont le passé bigger than life n’avait jusqu’ici jamais été raconté, ou si peu. Pourtant, leurs vies antérieures ne sont pas dénuées d’intérêt : espionnes de profession, toutes ont influencé le cours de l’histoire durant la guerre froide – certaines ont même traqué des nazis en Argentine, eh ouais – sans que personne le sache ou s’y intéresse vraiment.
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C’est que, dans l’imaginaire collectif, une femme travaillant pour les services de renseignement est souvent réduite, au mieux, à une enveloppe charnelle plaisante à regarder. Un cliché de la James Bond girl séductrice que Chloé Aeberhardt, journaliste à M le magazine du Monde, bat en brèche dans Les espionnes racontent, enquête toute en nuances sur le rôle d’envergure tenu par ces femmes dans les services secrets, à l’époque où la bipolarité du monde était toujours effective et où Gorbatchev n’était pas encore égérie de Louis Vuitton.
Un “spy dating” en Grande-Bretagne
Cinq ans, plusieurs voyages – Moscou, Tel-Aviv ou Washington –, des dizaines de mails et quelques stratégies bien ficelées (un “spy dating” en Grande-Bretagne) ont été nécessaires à l’auteur pour donner la parole à ces huit dames, désormais retraitées du Mossad, de la CIA, de la DST ou du KGB. Avant de les rencontrer, Chloé Aeberhardt les a longuement imaginées.
“Ce sont des vieilles filles aux cheveux courts brossés à la va-vite, au dos bien droit de danseuse classique. Pas de conjoint, pas d’enfants, beaucoup de connaissances, peu d’amis, un chien de chasse type griffon, qu’elles promènent trois fois par jour, à heure fixe et dont elles ramassent scrupuleusement les déjections.”
La Russe Tatiana assure avoir sauvé un autre agent soviétique en l’emmenant dans un sous-marin
Sur près de trois cents pages écrites comme un roman d’initiation – la découverte par l’auteur d’un nouveau monde où la paranoïa, la capacité à jouer un rôle et la prudence sont de mise chez presque tous ses interlocuteurs –, on découvre leurs vies à première vue trépidantes. Il y a Tatiana, Russe adoratrice de Vladimir Poutine et de Coca-Cola (deux passions apparemment pas antinomiques), qui dans les années 1970, à l’occasion d’une dangereuse mission de récupération de documents top secrets en Asie, assure avoir sauvé un autre agent soviétique en l’emmenant dans un sous-marin.
Il y a aussi Yola, officier de renseignement israélienne pour le compte du Mossad qui, dans les années 1980, a exfiltré en Israël plus de deux mille Juifs Falashas, jusqu’alors réfugiés en Ethiopie, grâce à un vrai-faux village de vacances au Soudan. Il y a l’Américaine Jonna, sorte de Q de James Bond, en mieux, et reine des gadgets – quoi de plus cool que d’écrire à l’encre invisible ?
“Tous les ingrédients d’un blockbuster hollywoodien sont réunis”
L’occasion de découvrir que, parfois, la réalité influence la fiction, et vice versa : Jonna raconte comment, suite au visionnage des péripéties de 007 sur les écrans, des espions appelaient son service pour savoir si tel tour de passe-passe du film était adaptable pour de vraies missions ou, à l’inverse, comment les films s’inspiraient, eux aussi, de véritables objets. “En fait, tous les ingrédients d’un blockbuster hollywoodien sont réunis : les espions, les méchants Russes, l’histoire d’amour, les scènes d’action, le coup de théâtre final”, explique Chloé Aeberhardt.
Autre figure du livre, elle aussi maître dans l’art de la dissimulation, Martha, chargée de traquer le dictateur panaméen Manuel Noriega pendant l’opération Juste cause menée par les Etats-Unis en 1989. Une affaire rondement menée grâce à l’intelligence et à la débrouillardise de l’officier de renseignement. Ayant repéré l’identité de l’amante du général, elle l’appelle – en trouvant son numéro dans l’annuaire, easy – et la persuade, en “jou(ant) à fond la carte de l’empathie et de la solidarité féminine”, de convaincre le militaire de se rendre.
C’est là un des aspects les plus intéressants du livre : il ne verse pas dans la caricature, qui voudrait que les femmes se retrouvent soit exclusivement réduites à leur genre,soit que l’on estime que ce dernier n’ait jamais aucune influence sur leur travail. A l’image de Martha – “Honnêtement, je doute qu’il aurait été si prompt à discuter avec moi si j’avais été un latino à moustache” –, certaines espionnes assurent que “dans ce business, être une femme représente un atout” et qu’il serait bête, outre d’autres qualités indispensables, de “se priver des outils qu’offre la féminité”. Même si “être une femme constitue une couverture en soi”, dans le sens où personne ne s’y attend : un constat très représentatif du plafond de verre.
Seulement 26 % de femmes à la DGSE
Car ni les femmes interrogées ni l’auteur ne sont dupes : le manque de reconnaissance, le sexisme ou encore la mise au placard des mères en devenir sont aussi la triste réalité des services de renseignement. Un état de fait reconnu par les agents masculins eux-mêmes. De quoi rendre encore plus difficile un métier qui l’est déjà, tous sexes confondus.
En 2015, seulement 26 % des fonctionnaires de la DGSE étaient des femmes, rappelle Chloé Aeberhardt – qui n’oublie jamais de remettre les faits en perspective en confrontant la vérité historique aux souvenirs des espionnes, parfois emplis d’une nostalgie peu objective.
Une réflexion sur l’identité que l’auteur s’applique à elle-même, dans une drôle et intéressante mise en abyme
Il faut pouvoir supporter la solitude, la sensation, à l’instar de Tatiana, d’avoir “comme une pierre” à l’intérieur, les proches qui finissent par s’éloigner, lassés des cachoteries, la peur latente d’être démasquée, la schizophrénie identitaire – “n’être personne” et tout le monde à la fois. Une réflexion sur l’identité que l’auteur s’applique à elle-même, dans une drôle et intéressante mise en abyme de son sujet d’études.
N’a-t-elle pas agi elle-même comme une espionne en devenir pour mener son enquête ? En s’adaptant, en séduisant, en faisant preuve d’une patience infinie ? N’est-elle pas, elle aussi, devenue quelqu’un d’autre, en trinquant à la vodka de marque Vladimir Poutine, en portant des pantoufles moches pour faire plaisir à l’une de ses interlocutrices, en réservant à l’arrache des billets d’avion, en expérimentant la peur quand Dominik, proche de Tatiana, lui a montré comment il pouvait tuer un homme d’une simple pression sur le poignet ?
Huit femmes puissantes
Elle n’a pas hésité, non plus, à mentir à ses proches : “Deux appels en absence de mon conjoint. Je suis tentée de tout lui raconter, mais ne va-t-il pas s’inquiéter, voire essayer de me retenir, si je lui dis que je compte passer deux jours seule, à l’étranger, en compagnie d’un vieux nostalgique de la Françafrique, d’une intime de Poutine et de son homme de main, d’un interprète roumain qui n’est ni interprète ni, peut-être même, roumain ?”
Tout cela, elle l’a fait pour obtenir les informations qui l’intéressaient et arriver à son but : rendre hommage à ces huit femmes puissantes. “Au fond, votre démarche n’est pas si différente de la nôtre”, dit Edmond Béranger, un ancien officier de renseignement de la DGSE, figure récurrente – et bienveillante – de l’ouvrage. Peut-être cette enquête détient-elle aussi un message caché à l’encre invisible.
Les espionnes racontent (Robert Laffont), 304 pages, 20 €
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