Abdellah Taïa choisit le style épistolaire pour régler ses comptes avec la société marocaine traditionnelle et les stygmates qu’elle laisse sur la psychologie d’un homme.
On s’en souvient peut-être, en 2009 Abdellah Taïa avait publié dans le magazine marocain Tel quel une lettre ouverte à sa mère. Le romancier parisien dénonçait le sort réservé aux homosexuels dans son pays natal. On y pense en ouvrant ce nouveau livre dans lequel le personnage principal, Ahmed, écrit à sa mère décédée. Mais l’homosexualité n’est pas le sujet central de sa lettre. Ahmed veut surtout rappeler à la morte son influence malfaisante sur ses enfants.
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Abdellah Taïa a imaginé un réquisitoire sombre et plein de colère. A 40 ans, Ahmed peut rendre les coups. Mot après mot, il dresse le portrait d’une femme tyrannique et d’un système traditionnel pervers, et considère sans fard sa propre personnalité. Jusqu’à écrire que ce fils homosexuel qu’elle a rejeté est de ses enfants celui qui lui ressemble le plus.
Le roman ne s’en tient pas à cette missive incendiaire. Abdellah Taïa nous invite à remonter le temps et la vie de son narrateur à travers trois autres lettres surprenantes. L’une a été écrite par un amant abandonné et pour toujours malheureux. La deuxième est un cri de colère du narrateur à 30 ans. Il y règle ses comptes avec son mentor, un homme plus âgé qui l’a aidé à quitter le Maroc et à étudier. Enfin la dernière est signée de l’unique ami d’enfance.
Observation des mécanismes de manipulation
La structure, efficace, conduit à l’essentiel dans un texte lapidaire. L’auteur se concentre de fait sur quatre époques déterminantes de l’existence du narrateur. On retiendra surtout la lettre écrite à 30 ans par Ahmed à cet intellectuel français des beaux quartiers. Implacable, il lui reproche d’incarner un néocolonialisme rampant “que la France refuse de voir”.
Les lettres en miroir, signées de l’amant éconduit et de l’ami abandonné, permettent à Abdellah Taïa de ne pas tomber dans l’hagiographie de son héros et de mettre à nu son incapacité à aimer. Car le livre est avant tout une fine observation des mécanismes de manipulation, pleine d’une violence tour à tour lyrique et froide.
Et dans ce roman de la maturité, Abdellah Taïa sait trouver les mots pour évoquer le “malheur interminable” de celui qui ne trouve sa place nulle part sur Terre, et voudrait quitter la langue française sans pouvoir pourtant se réconcilier avec le Maroc, “son premier monde”.
Celui qui est digne d’être aimé (Seuil), 144 pages, 15 €
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