Le romancier américain ausculte les pièges du désir tarifé, qu’il lie à l’essor du capitalisme dans la Bulgarie contemporaine. Un premier roman délicat.
En bulgare, “Priyatel” est un mot troublant, chargé de mystère aux promesses de tendresse. Il peut désigner un ami, un amant, et même un client quand il est prononcé par un prostitué. Dans la bouche du jeune Mitko, son sens n’est jamais clair, participant au charme insaisissable de ce beau travailleur des bars du Sofia interlope.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
C’est dans les toilettes de l’un d’eux que le narrateur fait la connaissance de l’éphèbe “grand, mince mais large d’épaule, (…) les cheveux coupés en brosse à la façon militaire prisée par certains jeunes hommes de Sofia qui aiment afficher leur masculinité et des airs criminels”. Une étreinte furtive contre 20 leva (10 euros), comme point de départ d’une relation où désir, profit et faveur vont danser une valse triste.
Tout oppose le garçon et son nouveau “priyatel”. Le premier, né d’une ex-dictature communiste, est pauvre, magnétique, ensorcelant comme un diable. Le second, Américain en exil, prof à l’American College, se sait vieillissant, fragile, exposé aux passions illusoires. Et puis riche aussi, enfin pas tout à fait, mais il possède un iPhone et un ordinateur portable. Pouvoirs de l’illusion.
La monétisation du désir et la fin d’une utopie
Chaque page de ce premier roman délicat s’attache à ausculter ces décalages et discordances dans lesquels se niche le désir, à révéler les errances du protocole passionnel, comme une épopée chimérique, condamnée d’entrée à l’échec.
Ce qui t’appartient est un texte sensuel, mais c’est aussi le récit de violences symboliques, sexuelles et politiques. A travers ses deux personnages, il met en miroir les troubles, combats et blessures de la même quête de reconnaissance et de liberté, dans le sud de l’Amérique comme en Europe de l’Est.
Mais au-delà de ça, dans ce roman qui raconte la monétarisation du désir, on peut aussi, peut-être, lire un portrait allégorique du difficile abandon de l’utopie collectiviste de la Bulgarie contemporaine, pour un capitalisme anarchique.
Il n’est pas impossible, en effet, de lier la relation tarifée du narrateur et de son “ami” à l’ouverture sans précaution, dès 1991, des marchés de l’ancienne république populaire à un libéralisme brutal et inégalitaire, ourdi par une poignée de marchands corrompus. Car après tout, qu’est-ce que la prostitution, sinon le plus trivial des libéralismes appliqué à l’amour ?
Ce qui t’appartient (Rivages), traduit de l’anglais (E.-U.) par Clélia Laventure, 254 p., 21 €
{"type":"Banniere-Basse"}