En axant son récit sur une exploitation de gaz de schiste, Jennifer Haigh nous plonge dans cette Amérique profonde qui a voté pour Trump. Publié avant les élections US, son roman présage-t-il des catastrophes à venir ?
Ici, tous les quatre ans, se joue l’avenir de l’Amérique. Ici, dans l’un des swing states dont dépend un soir de novembre le résultat de l’élection présidentielle. Ici, où la seule industrie en expansion est celle de la privation de liberté – trop endetté pour pouvoir exploiter la ferme pennsylvanienne de son grand-père, c’est dans un pénitencier que le héros de Ce qui gît dans ses entrailles, Richard Devlin, a trouvé un emploi.
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Un type bien, ce Richard, courtois de nature et compréhensif envers les détenus – même quand il a en face de lui un transsexuel arrêté avec des morceaux de cadavre dissimulés dans son coffre de voiture. Un type rêveur aussi, dont les songes sont peuplés de veaux, de vaches et de cochons.
Un plat pays qu’affecte un syndrome de “mort par désespoir”
Un type au bout du rouleau surtout, prêt à s’enflammer pour la première chimère venue : quand un beau parleur, contrat en main, lui affirme qu’une fortune dort sous ses pieds, pas question de s’attarder sur les conséquences pour la nappe phréatique.
Du jour au lendemain, les droits d’exploitation du gaz de schiste gisant huit mille pieds sous les terres de Richard sont la propriété de Kip “The Whip” Oliphant, fondateur et directeur général de Dark Elephant Energy. Autrement dit d’un proche cousin du diable, auquel Richard vient de vendre son âme.
Pour les habitants des métropoles côtières, la Pennsylvanie occidentale partage avec les quatre cinquièmes du continent américain le surnom de flyover country. Soit un plat et pitoyable pays, que les élites ne consentent à apercevoir que depuis un hublot d’avion et qu’affecte selon une récente étude un syndrome de “mort par désespoir” – en VO allitérative, Death by Despair.
Transformer en Eldorado une province déshéritée
Aux yeux de Jennifer Haigh, écrivaine née dans une bourgade perdue à deux heures de route de Pittsburgh, cette région, à laquelle elle a déjà consacré un roman et un recueil de nouvelles, est également la dernière en date des “nouvelles frontières” dont la découverte jalonne l’histoire des Etats-Unis ; grâce à la fracturation hydraulique, une ressource naturelle jusqu’à présent hors d’atteinte est susceptible de transformer en Eldorado une province déshéritée.
Une misère noire s’est abattue sur la petite ville de Bakerton
Avec la fermeture de mines de charbon trop peu rentables, une misère noire s’est abattue sur la petite ville de Bakerton. D’où une explosion de pathologies diverses – si l’épouse de Richard Devlin a pour came la religion, son frère, citadin et ancien junkie, succombe lors de son retour au pays à la tentation de la méthamphétamine.
Mais des addictions en vogue à Bakerton, la plus communément répandue étant l’argent facile : dès la mise en service des nouveaux chantiers de forage, le rêve américain prend les couleurs – voyantes – des monstres à quatre roues motrices que peuvent s’offrir de nouveaux riches.
En l’espace de quelques mois, une campagne autrefois verdoyante se transforme en un infernal bourbier : les pâturages sont éventrés, la terre tremble en un sempiternel séisme, de l’eau du robinet se dégage une odeur fétide.
Du jour au lendemain, Bakerton redevient un cimetière à illusions
Tandis que la catastrophe écologique attire l’attention des médias, des investissements à haut risque font chuter le cours des actions Dark Elephant ; du jour au lendemain, les équipes de forage s’éclipsent et Bakerton redevient un cimetière à illusions, où seules s’écoutent les musiques du malheur – la country d’Hank Williams et le blues de l’Allman Brothers Band.
Un même aveuglement impacte les destins des personnages
A partir de cette trame, Jennifer Haigh dévide, à une vitesse étourdissante, un écheveau de tragédies aux enjeux simultanément planétaires et intimes. De l’accident nucléaire survenu en 1979 dans la centrale de Three Mile Island à la boulimie d’énergies fossiles qu’encouragent de nos jours les politiciens climatosceptiques, un même aveuglement impacte, directement ou non, les destins des personnages – des personnages aussi divers que déboussolés, dont Ce qui gît dans ses entrailles trace les portraits avec une empathie de tous les instants.
Rétive au schématisme doctrinaire, Haigh privilégie, en sus de ceux de Richard Devlin et de ses proches, les points de vue d’un émouvant couple de lesbiennes en bottes de ferme, d’une veuve de pasteur sexy, d’un militant écologiste confit dans ses certitudes, d’un employé expatrié de Dark Elephant et du flamboyant et flambeur gourou de la compagnie ; à cette palette de sensibilités correspondent des variations de ton permettant l’improbable cohabitation de la rogne blue-collar de Russell Banks et de l’ironie hypercérébrale de Don DeLillo.
De quoi nourrir un formidable roman, dont la lecture aurait, lors de sa publication l’an dernier aux Etats-Unis, pu fournir aux stratèges du parti démocrate une liste des erreurs à ne pas commettre – au premier rang desquelles figure celle consistant à sous-estimer le désarroi d’électeurs autrefois progressistes, qu’un sentiment d’abandon rend mûrs pour toutes les aventures économiques ou politiques. Cette même lecture pourrait, aujourd’hui, laisser présager aux partisans de Donald Trump la litanie des désastres et déconvenues à venir.
Ce qui gît dans ses entrailles de Jennifer Haigh (Gallmeister), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Janique Jouin-de Laurens, 448 p., 24,20 €
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