Qu’est-ce qui distingue le jihadiste des années 2010 de l’assassin politique ou du militant totalitaire ? L’historien Pascal Ory se penche sur cette question, entre autres, dans Ce que dit Charlie, un essai en treize leçons sur les attentats de janvier 2015.
Du livre de Philippe Val, C’était Charlie, à celui de Denis Robert, sous-titré Connaissez-vous Charlie ?, en passant par l’essai d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, l’hebdomadaire satirique n’a cessé depuis les attentats qui l’ont frappé il y a tout juste un an d’être analysé sous toutes les coutures. Tantôt l’exégèse se limite à l’histoire retorse du journal, tantôt elle se concentre sur la sociologie de la marche du 11 janvier. Mais rarement le sens profond de Janvier 15 a été interrogé dans sa globalité. Sans doute la proximité – affective et temporelle – des auteurs par rapport aux événements les empêchait encore d’en restituer tous les enjeux de manière froide et surplombante.
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« Retour réflexif sur des concepts longtemps renvoyés à l’obsolescence »
Il fallait bien douze mois et la hauteur de vue de Pascal Ory, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, pour combler cette aporie. Il le fait dans un livre d’intervention en « treize leçons d’histoire », Ce que dit Charlie (éd. Gallimard). L’objectif ? Donner des clés de compréhension pour saisir au mieux la « course de vitesse qui est engagée entre le processus d’intégration et le processus inverse, qu’on ne peut plus appeler autrement qu’un processus de désintégration ».
Le temps historique s’est en effet à ce point accéléré qu’entre la fin de l’écriture et la date de parution de cet essai, les attentats du 13 novembre ont de nouveau ébranlé le monde. L’analyse de Pascal Ory, critique de bandes dessinées et ami de Cabu, répond donc à des questions doublement soulevées sur la liberté d’expression, la laïcité, le déclinisme des intellectuels français, l’antisémitisme ou encore les ressorts du radicalisme religieux. « L’événement a produit un retour réflexif sur quelques concepts longtemps renvoyés à l’obsolescence, voire au discrédit », souligne-t-il. Il les exhume pour éclairer l’actualité par des cheminements historiques parfois oubliés, et sans s’embarrasser du politiquement correct.
« Dans une société individualiste le terrorisme aussi s’individualise »
Ainsi sa mise en perspective du terrorisme des années 2010 détonne-t-elle par son originalité. Selon lui, l’individualisme est devenu « une donnée capitale de la modernité », et « dans une société individualiste le terrorisme aussi s’individualise ». La conversion au jihad ne serait donc pas seulement à lire comme la conséquence de facteurs économiques et culturels car « le plus déterminant, le plus constitutif est dans le choix positif ». Et d’argumenter, en se basant sur les biographies des candidats au jihad :
« Le choix radical est, aussi scandaleux que cela puisse paraître au camp d’en face, une démarche strictement intellectuelle, comme le montre bien le rôle joué par les maîtres à penser […] tels Frédéric-Jean Salvi, dit ‘Grand Ali’, pour Yassin Salhi, ou Farid Benyettou et Salim Benghalem pour respectivement Chérif et Saïd Kouachi. Il se traduit par l’affichage d’une transformation faisant de l’individu radicalisé un homme nouveau […] Cette transformation […] est performative : elle administre la preuve vivante – c’est le mot – de la possibilité de transformer le monde tout entier. »
Le jihadiste partage donc selon lui avec le militant totalitaire le choix radical, la perspective utopique, et le volontarisme de l’homme nouveau. D’où la « similitude des itinéraires personnels qui font l’apparentement des trois terroristes : l’anarchiste de 1890, le brigadiste de 1970, le jihadiste individualiste de 2015 ». Pascal Ory rejoint en cela le politologue Olivier Roy, auteur d’En quête de l’Orient perdu, selon lequel « ils sont passés de la révolution avec un grand R au djihad avec un grand D ».
Le 11 janvier : une « manifestation de masse d’individualistes »
A l’autre bout de la chaîne, les citoyens d’une démocratie libérale – la France – mobilisés autour du mot d’ordre « liberté d’expression » (pour la première fois depuis 1830) les 10 et 11 janvier 2015 ont aussi fait preuve d’individualisme selon Pascal Ory. Il forge à cette occasion le terme inédit de « manifestation de masse d’individualistes ». La propagation et la réappropriation du slogan « Je suis Charlie » sous diverses formes – « Je suis Juif », « Je suis flic », etc. – est ainsi le symptôme d’un véritable changement culturel :
« Rien n’exprime plus nettement, plus simplement, l’évolution de la culture politique dominante que le passage du ‘nous sommes tous des juifs allemands’ de la petite minorité gauchiste de Mai 68 au ‘Je’ massif de 2015. »
Il conclut cependant sur une touche positive : « La mobilisation massive de Janvier 15 montre, donc démontre, qu’il peut exister des réponses collectives au communautarisme autres que la guerre ou le pogrom. Là se situeraient sans doute les éléments et les facteurs dont la cristallisation donnerait ses chances à une hypothèse situable entre démocratie libérale et social-démocratie ».
Ce que dit Charlie, Treize leçons d’histoire, de Pascal Ory, 248 p, 15,90 €
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