Richard Lange transforme une poignée de seconds couteaux en personnages principaux d’un conte californien très sombre.
Au point du jour, un dormeur est, au coeur du désert de Mojave, ramené à la vie par « un chatouillis sur sa joue et un souffle chaud ». Ouvrant l’oeil, il découvre un mustang tout droit sorti des Misfits de John Huston. L’homme à l’oreille de qui parlent les chevaux sauvages a grand besoin de leurs conseils : quatre heures plus tard, il va, dans une ville fantôme, affronter un truand au tempérament de pitt-bull et un gang de tueurs mexicains en chapeaux de cow-boy.
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De cette collision entre le topo du roman noir et le décor du western, le second sortira vainqueur : tournant le dos au pessimisme sans faille de son recueil de nouvelles de 2009, Dead Boys, Richard Lange a inventé pour Ce monde cruel Richard Boone, un héros d’un autre âge que sa trajectoire rédemptrice mène des décors en toc d’Hollywood Boulevard aux paysages pour géants de l’Ouest américain.
Pour oser doter d’un happy end un roman situé au confluent des univers de Bret Easton Ellis et de Cormac McCarthy, il fallait n’avoir plus rien à prouver en matière de noirceur. Dotées de fins ouvertes – mais ouvertes sur des gouffres -, les nouvelles de Dead Boys avaient fait de l’ellipse une arme de terreur.
En changeant de format, Lange mâtine sa causticité de générosité. Qu’il s’agisse d’un pitt-bull édenté, d’un petit dealer décérébré ou d’un ancien de la légion étrangère, échoué dans un mobile home pestilentiel et dans des obsessions plus nauséabondes encore, les losers qui traversent ce premier roman échappent à leur statut de personnages secondaires.
Tranchant sur cette galerie de paumés à deux ou quatre pattes, Richard Boone allie un patronyme légendaire – Daniel Boone fut le premier trappeur à s’aventurer à l’ouest de Appalaches – au tempérament chevaleresque dont Raymond Chandler faisait l’attribut essentiel de Philip Marlowe.
Victime de son goût des causes perdues, Boone, ex-marine, taulard épisodique et serveur de bar branché de son état, en découd avec une paire de blondes aussi venimeuses que vénales, de vicieux trafiquants de faux billets et un organisateur de combats de chiens. Moins que les uns contre les autres, tous sont en guerre contre des passés qu’ils rêvent d’effacer, la Californie de Lange attirant comme un aimant les rescapés (provisoires) d’enfances white trash amochées par l’alcool, l’inceste et la maltraitance.
Sprintant sur les brisées de Nathanael West, Joan Didion et James Ellroy, Ce monde cruel confirme ainsi la règle voulant que les grands romans de Los Angeles soient autant de cautionary tales (« contes de mise en garde »), où les déracinés de tout poil se font bouffer par une ville au tempérament d’ogresse. La rencontre entre cette cité cannibale et une prose balistique débouche ici sur des morceaux de bravoure aussi ravageurs qu’une rafale de M16.
Bruno Juffin
Ce monde cruel (Albin Michel), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Deniard, 350 p., 23€.
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