Le roi de la nouvelle anxiogène et minimaliste aurait-il eu le même succès si son éditeur n’avait pas dépecé ses textes aux trois quarts ? Un inédit non retouché révèle une écriture pleine de compassion. Un extrait de son dernier livre, « Débutants », est à découvrir ici.
En dévorant le document, fort édifiant, on constate qu’exposées à l’oeil et aux serres de l’oiseau de proie Lish, la plupart des nouvelles de Carver ont été dépecées aux trois quarts. Plus anguleuses, elles sont devenues plus anxiogènes. Dans sa version originale, la mémorable chute de « Je dis aux femmes qu’on va faire un tour » est moins brutale : le double meurtre final ne fait qu’une seule victime. La compassion que Carver éprouve pour ses personnages n’a pas encore été évacuée au profit de la cruauté qui est la marque de fabrique de Lish. Car c’est bien de fabrication qu’il s’agit ici : pour susciter l’effroi et le graver à jamais dans l’esprit du lecteur, l’éditeur multiplie les effets de montage, radicalise les éclairages et nimbe d’horreur les textes qu’il reçoit, au risque de trahir les intentions de l’auteur.
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Avant de s’intituler » Parlez-moi d’amour », « Débutants » (la nouvelle) mettait en scène l’un des rares personnages authentiquement délicieux de toute l’oeuvre de Carver. Après l’intervention de Lish, ce modèle de tendresse matrimoniale, prénommé Henry, devient « the old fart », soit « le vieux pet » ou, à tout le moins, « le vieux débris » (métamorphose dont le pâle « vieux bonhomme » de la traduction française édulcore la violence). La principale victime de l’esthétique Lish est en effet l’altruisme (la scène de réconciliation autour de petits pains chauds sur laquelle se terminait « Une petite douceur » passera à la trappe), ce qui peut expliquer que » Parlez-moi d’amour » ait séduit Robert Altman – lequel, ayant avalé l’intégrale de Carver lors d’un voyage en avion, en tirera en 1992 la trame d’un Short Cuts totalement hors sujet.
En marge des questions que soulève la publication simultanée de versions parfois contradictoires d’une même oeuvre (pour Olivier Cohen, il s’agit là de « deux manières opposées de rester fidèle à la mémoire de Carver »), la découverte de Débutants permet de mieux comprendre l’irritation que l’étiquette minimaliste inspirait à Carver. Minimaliste, il l’était en effet moins que portraitiste et poète d’une Amérique mutique, méfiante et mal dans son bleu de chauffe. En remodelant les paragraphes, en modifiant les chutes, en changeant les noms de certains personnages et en éliminant toute référence à la littérature du passé (cités dans Débutants, Italo Svevo et Walter Scott disparaîtront de Parlez-moi d’amour), Lish a mis en relief toute l’inquiétante étrangeté de ces récits. Il a contribué à faire évoluer l’écriture de son ami, qui, trois ans après leur brouille, résumera en ces termes sa nouvelle méthode : « couper, couper et couper encore ». En anglais, to carve signifie « sculpter ». Si le visage de Carver a sa place sur le Mont Rushmore des lettres américaines, on ne saurait nier qu’il le doit en partie au burin et au ciseau de Lish.
Débutants (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, 333 pages, 22 €. En librairie le 9 septembre. Découvrez un extrait du livre.
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