Le roi de la nouvelle anxiogène et minimaliste aurait-il eu le même succès si son éditeur n’avait pas dépecé ses textes aux trois quarts ? Un inédit non retouché révèle une écriture pleine de compassion. Un extrait de son dernier livre, « Débutants », est à découvrir ici.
En 1976, les premiers fruits de la collaboration entre les deux hommes donnent des sueurs froides aux lecteurs – dans le recueil intitulé Tais-toi, je t’en prie, l’économie de mots véhicule un sentiment de menace constante. Sous la plume de la critique, cet angoissant laconisme deviendra le célèbre minimalisme de Raymond Carver.
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En 1980, le rapport de force entre les deux complices est sur le point de basculer, et l’avenir de leur amitié va se jouer en trois jours.
Le 8 juillet, Carver vient de passer une nuit blanche à étudier les coupes opérées par Lish dans le manuscrit de ce qui doit être son deuxième ouvrage, Débutants. Sous le coup de l’émotion, il adresse à Lish une lettre déchirante (dont le vouvoiement de la traduction française occulte le caractère intime), dans laquelle il l’adjure de « faire le nécessaire pour arrêter la production du livre » car, des deux versions, « la première est meilleure ». Dans le cas contraire, ajoute-t-il, « les démons contre lesquels je dois me battre chaque jour, ou chaque nuit, presque, risquent, j’en ai peur, de se lever pour s’emparer de moi. » Au nombre de ces démons figure l’alcool, auquel il a renoncé trois ans plus tôt. A l’appui de sa requête, l’écrivain cite les avis de quelques collègues, dont Richard Ford et la poétesse et universitaire Tess Gallagher. En pure perte. Inflexible, Lish passe outre. Deux jours plus tard, il emporte l’assentiment de Carver : dans une lettre datée du 10 juillet, ce dernier n’a pas de mots suffisamment élogieux pour qualifier le « travail tout simplement éblouissant » de son « plus cher ami ».
Dès sa parution, Parlez-moi d’amour ne cessera de susciter l’excitation. Ainsi que du ressentiment : aussi explosive que la situation de ses personnages, qui se méfient du langage comme d’un champ de mines – ce qui ne les empêche nullement de finir avec des vies en moignons -, la rancoeur de l’écrivain débouchera en 1983 sur une rupture avec Lish. Celui-ci se révèle incapable de supporter l’autonomie que son ancien poulain revendique au moment de publier son troisième recueil, Les Vitamines du bonheur. En 1983, Captain Fiction est au summum de son influence, dont témoigne le feu d’artifice de louanges saluant la publication de son premier roman, Dear Mr. Capote. Du New York Times au Los Angeles Times, en passant par le Washington Post, les plus prestigieux quotidiens américains et pas mal d’écrivains, au premier rang desquels Jay McInerney, s’enflamment pour ce roman épistolaire à sens unique, dans lequel un psychopathe propose à l’auteur de De sang-froid de trucider quarante-sept femmes, puis de lui céder les droits exclusifs de ses souvenirs. La renommée de Lish ne dépassera toutefois jamais le cercle des initiés ou anciens protégés (en 1991, Don DeLillo lui dédie Mao II) et finira par pâtir de sa propension à s’attribuer en privé la paternité de l’oeuvre de Carver. Une stratégie revancharde que tentera de faire oublier, en 2007, une déclaration au New York Times : pour lui, « l’affaire Carver est close ».
Depuis longtemps séparé de Maryann, Carver a épousé Tess Gallagher en juin 1988 – gravement malade, il ne survivra que quelques semaines à ce second mariage. Durant vingt ans, sa veuve – qui partage avec celle d’un autre grand écorché vif du Nord-Ouest, Kurt Cobain, le soucis de gérer dans les moindres détails le legs de son époux – va lutter pour faire enfin publier la version originale de Parlez-moi d’amour et se heurter au nouvel éditeur de Carver chez Knopf : en 2007, Gary Fisketjon déclare au New York Times qu’il préférerait « déterrer son ami Ray » plutôt que d’obtempérer. L’éditeur français Olivier Cohen défend une position moins radicale : « Knopf ayant une totale exclusivité sur l’oeuvre de Carver, Tess Gallagher a dû accepter un compromis : intégrer Débutants aux oeuvres complètes de Carver, que l’American Library a
publiées aux Etats-Unis. Cet éditeur appartient au même groupe que Knopf. Pour ma part, je voulais commencer par lire le manuscrit. J’étais très proche de Carver et ne partage pas le point de vue de Gary Fisketjon, qui considérait que seul faisait foi ce que Carver avait publié de son vivant. Pour moi, Débutants représente un document passionnant sur la création littéraire, et sa publication éclaire les rapports entre un grand écrivain et son conseiller éditorial. »
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