Le roi de la nouvelle anxiogène et minimaliste aurait-il eu le même succès si son éditeur n’avait pas dépecé ses textes aux trois quarts ? Un inédit non retouché révèle une écriture pleine de compassion. Un extrait de son dernier livre, « Débutants », est à découvrir ici.
Sans aller jusqu’à parler de prescience, on notera un cruel exemple d’ironie dramatique. Dans la nouvelle qui donne son titre à Débutants, une jeune femme, Terri, interpelle le narrateur : « T’as pas intérêt à ce qu’elle se termine mal ton histoire, Herb. T’es pas en train d’essayer de nous piéger, j’espère ? Si oui, je ne veux pas en entendre un mot de plus. Pas la peine de continuer, tu peux t’arrêter tout de suite. Herb ? »
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Difficile de ne pas entendre dans cette tirade l’écho direct d’une vaine supplique régulièrement adressée par Raymond Carver à Car, en 1980, l’écrivain se sent de plus en plus dépossédé de son oeuvre : lorsqu’il confie le manuscrit d’une nouvelle à l’omnipotent conseiller éditorial des éditions Knopf, il ignore dans quel état elle va lui revenir – mais se doute que tout happy end sera banni. En devenant Parlez-moi d’amour (titre sous lequel le recueil sera publié en 1981), Débutants se verra amputé de plus de la moitié de son texte, dont l’intégralité de l’intervention de Terri…
Pour comprendre les enjeux littéraires, affectifs et financiers des rapports qu’entretiennent Carver et Lish durant leurs seize années de collaboration, il faut revenir sur le parcours d’un homme qui, drogué aux rayons ultraviolets, ne tolère pas qu’on lui fasse de l’ombre. En guerre constante contre le psoriasis, Lish ne saurait affronter verra amputé le regard d’autrui sans avoir bénéficié de sa ration quotidienne de soleil. Totalement impératif, ce besoin (qui lui inspirera en 1991 un livre étonnant, Ma romance) l’a poussé à devenir lui-même un astre majeur des cieux artistiques new-yorkais.
En 1967, deux ans avant de conquérir le poste de directeur littéraire du prestigieux magazine new-yorkais Esquire et dix ans avant de rejoindre Knopf, Lish a rencontré en Californie un jeune écrivain. Il n’en connaît qu’une seule nouvelle ( » Tais-toi, je t’en prie », publiée à l’origine dans une revue littéraire confidentielle). Cela lui suffit pour repérer un talent singulier. Impressionné par la rigueur du regard de Lish, Raymond Carver l’encourage à remanier sans retenue les textes qu’il lui envoie. En retour, Lish fait le serment de se « coucher sur le trottoir » et de s’y « laisser crever » s’il ne parvient pas à faire publier les formidables histoires de son nouvel ami.
A la fin des années 1960, Carver n’a aucune confiance en lui. Issu d’une famille abonnée à la dèche et aux déchirures, il est né au milieu des forêts du Nord-Ouest américain où, les soirs d’automne, alcool, larmes et pluie noient les regards et les coeurs. A 18 ans, il épouse une beauté adolescente qui, en sus d’être enceinte de lui, croit en son génie d’écrivain.
Longtemps, Maryann Burk Carver s’échine à mettre du pain sur la table tandis que Raymond roule dessous en compagnie de quelques cadavres de bouteilles – dans le livre de souvenirs de Maryann, What It Used to Be Like (2006), on apprend que, vidée de sa vodka, l’une de ces bouteilles a servi à lui entailler le crâne. De quoi nourrir l’oeuvre cafardeuse, compacte et cruelle du moins ver beux des tragédiens blue collar.
Aux antipodes de Carver, Lish affiche un ego monumental que met en relief le surnom – Captain Fiction – dont s’est affublé cet ancien fan de Kerouac. De 1967 jusqu’à la fin des années 70, il retouche l’oeuvre de Carver sans que celui-ci proteste. Adepte d’un esthétisme à tout crin, Lish impose une méthode très Nip/Tuck : face à des nouvelles dont il ne viendrait à l’idée de personne de dire qu’elles souffrent d’une quelconque surcharge pondérale, il joue du bistouri, voit de la peau en trop dans la moindre description et des mauvaises graisses dans toute montée d’émotion. Mais Lish a l’oeil extraordinairement sûr : loin de défigurer les textes de Carver, il leur donne une allure folle. Et follement inquiétante.
{"type":"Banniere-Basse"}