Joyce Carol Oates, 77 ans, publie un nouveau roman et un recueil de nouvelles qui continuent d’éreinter l’hypocrisie de la classe moyenne américaine.
Plus de cinquante romans publiés, près de quarante recueils de nouvelles, sans compter les pièces de théâtre, la poésie, les essais et même les œuvres sous pseudos : en cinquante ans d’une carrière frénétique, l’auteur de Blonde et des Chutes a bâti une cathédrale vertigineuse nourrie de violence, de folie et des secrets d’une Amérique contemporaine dont elle n’a de cesse d’exhumer les maux, d’interroger les dérives et d’écorcher les idoles.
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Au programme de ce cru saisonnier : deux textes. D’un côté Carthage, son dernier roman publié en français, et de l’autre Terres amères, un recueil de nouvelles daté de 2010 mais tout juste traduit. Deux livres qui s’ouvrent sur un thème commun, quasi obsessionnel dans l’œuvre de l’auteur : la disparition.
Tragédies intimes et secrets obscènes
“On ne m’aimait pas assez. C’est pour ça que j’ai disparu.” Dans le roman, c’est Cressida, 19 ans, cadette de la fratrie Mayfield, qui manque à l’appel en ce début d’été 2005. A Carthage, petite bourgade américaine paisible gorgée d’imaginaire mythologique, les recherches s’organisent sous les ordres de Zeno, patriarche de la famille et ancien maire de la commune. Seuls indices inquiétants : les témoignages de jeunes fêtards qui auraient vu l’adolescente traîner trop tard avec le caporal Brett Kincaid, ex-fiancé de sa sœur aînée et gueule cassée de la guerre d’Irak. Un héros national déglingué dont la jeep a été retrouvée souillée de sang le lendemain du drame.
Dans le recueil de nouvelles, Joyce Carol Oates écrit cette phrase qui résonne étrangement avec son roman : “Chaque jour du calendrier est une fenêtre solidement barrée, vous ouvrez brutalement la fenêtre et agrippez les barreaux, vous les serrez très fort, ce sont des barreaux destinés à enfermer mais aussi à protéger, quel plaisir on éprouve à les secouer !”
Ouvrir les fenêtres et secouer les barreaux pour pénétrer les foyers américains et mieux en exposer les tragédies intimes et les secrets obscènes : ici, ce que l’on cache derrière les épais rideaux bourgeois, ce que l’on tait sous les formules de politesse, la littérature doit l’écrire, voire l’épuiser.
Chambres de la mort
Dans la famille Mayfield désintégrée, tout est passé sous silence : les déceptions amoureuses, la rivalité entre sœurs, les déséquilibres affectifs, l’alcoolisme et le couple qui s’effrite. On les tait par gêne, par honte, par lâcheté. Une prison de convenances dont l’écrivain a pour but, par le truchement de sa fiction acide, d’attaquer les verrous. Et de prison et de verrous, il en est question dans Carthage, quand la cellule cesse d’être familiale pour devenir disciplinaire.
La romancière propose une plongée éprouvante dans les coursives d’un centre pénitentiaire de haute sécurité, et jusque dans les chambres de la mort. Dans un parallèle glaçant, elle nous rappelle qu’aux Etats-Unis aussi, jusqu’en 1999, on exécutait dans des chambres à gaz.
Cruauté froide
En pleine émulation politique outre-Atlantique, alors que la campagne de la primaire du Parti républicain bat son plein, la littérature de Joyce Carol Oates fait ici acte d’engagement. Avec des pages d’une cruauté froide où perce tout le mépris qu’elle porte aux défenseurs de la peine capitale, l’auteur livre un plaidoyer flamboyant contre cette pratique barbare, aveu d’échec d’une société qui n’assume pas les monstres qu’elle produit et préfère les faire disparaître.
Dans la première histoire de Terres amères, c’est la mort du mari de la narratrice qui résonne comme un écho à l’absence de la jeune Cressida de Carthage. En seize nouvelles cruelles et brutes, Joyce Carol Oates, qui a perdu son premier mari en 2008, dissèque la peine, le choc ou la colère provoqués par la disparition soudaine d’un être cher. Mais à l’écriture blanche et à la douleur froide du veuvage qu’elle explorait dans son journal autobiographique, intime, J’ai réussi à rester en vie, elle oppose ici une prose à la violence crue, une fiction à la fureur explosive, à l’image de cette Amérique excessive et viciée dont elle est devenue la plus impitoyable des portraitistes.
Dès “Tête de citrouille” qui démarre l’ouvrage et dans laquelle une jeune veuve ouvre sa porte à un collègue à la prévenance menaçante, on est frappé, presque surpris, par la fulgurance des coups et la bestialité des hommes. Du meurtre au couteau dans “L’Histoire de l’agression à l’arme blanche” au viol fauve de la dernière nouvelle qui donne son nom à l’ouvrage, en passant pas les attaques au démonte-pneu de “Correction” et “Code de l’honneur”, Oates a choisi de voir rouge plutôt que de broyer du noir et livre un recueil sanguin, excessif et jouissif. Ames sensibles…
Carthage (Philippe Rey), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 592 pages, 24,50 €
Terres amères (Philippe Rey), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Auché et Claude Seban, 480 pages, 22 €
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