Dans un recueil qui compile leurs dessins créés pendant les manifestations, Cyril Pedrosa et Loïc Sécheresse racontent de manière saisissante et vivante un an de contestation en France. Rencontre avec deux auteurs engagés.
Cyril Pedrosa et Loïc Sécheresse ne sont ni journalistes ni universitaires. Ces deux auteurs de BD quadragénaires ont déjà une bibliographie très fournie où, derrière la fiction, se reflètent souvent leurs préoccupations sociales. Pedrosa a ainsi signé en 2008 l’humoristique Autobio sur l’écologie ou, plus récemment, L’Age d’or, utopie médiévale écrite avec Roxanne Moreil. Quant à Sécheresse, il a dessiné Heavy Metal en 2013, une relecture surréaliste de la guerre de Cent Ans ou Ys en 2018 (avec Annaïg au scénario), une version féministe du mythe de la cité engloutie.
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Amis, les deux n’avaient jamais travaillé ensemble avant de commencer à suivre, en tant que citoyens curieux, les Gilets jaunes au printemps 2019. Ils ont ensuite enchaîné, l’un à Paris, l’autre à Nantes, les manifs contre la réforme des retraites, féministes et antiracistes. Sous-titré Portraits d’une France en marche, le livre tiré de cette expérience, Carnets de manifs, montre comment les citoyen·nes ont multiplié les gestes politiques sous la présidence Macron.
Pourquoi suivre les Gilets jaunes ?
Cyril Pedrosa — J’avais le sentiment, instinctivement, qu’il y avait une contradiction entre leur vraie nature et le discours tenu sur eux – médiatique ou celui du pouvoir. “Il s’agit de l’extrême droite factieuse qui ne pense qu’à ses petits intérêts personnels.” C’est pour ça qu’on a voulu y aller afin de discuter avec les gens à travers le dessin.
Loïc Sécheresse — On voulait distinguer ce qu’il y avait dans cette masse qui n’était ni animale ni haineuse, comme on essayait de nous le faire croire. On me demandait : “Et vous, à Nantes, ça va avec les Gilets jaunes ?” Il y avait une sorte d’inversion, comme si ce mouvement social constituait le problème.
“Etre à l’intérieur du cortège, dessiner les gens, parler avec eux est accueilli de manière positive” Cyril Pedrosa
Avez-vous été surpris ?
Cyril Pedrosa — Beaucoup de gens, tellement préoccupés par leur survie au quotidien, n’étaient jamais allés dans la rue. Tu sentais un travail collectif pour construire de la pensée politique mais sans beaucoup d’expérience. Je ne sais pas si c’était un concours de circonstances mais, à Nantes, je n’avais jamais vu en manifs autant de gens marqués par la vie. Les corps m’avaient frappé.
Loïc Sécheresse — Beaucoup disaient aussi : “Je suis là pour les autres, les vieux, mes petits-enfants ou mes potes salariés moins bien lotis que moi.”
Comment les Gilets jaunes ont-ils réagi à votre présence ?
Cyril Pedrosa — Le dessin fait dans l’instant crée rarement des tensions. Etre à l’intérieur du cortège, dessiner les gens, parler avec eux est accueilli de manière positive. A la deuxième manif, on a montré ce que l’on avait dessiné à la première et distribué un fanzine que les Gilets jaunes pouvaient utiliser. Un de nos enjeux – comme celui du livre – était d’éviter de parler à la place des gens.
Loïc Sécheresse — A force, à Nantes, j’ai réussi à installer une sorte de rendez-vous. Avec l’aide d’amis, j’ai collé sur le parcours de la manif des tirages géants des dessins de la précédente, comme une sorte d’écho.
Vous assistez aussi à une assemblée générale.
Loïc Sécheresse — On n’a pas pris de notes parce que ce qui se discutait, concernant la Maison du Peuple à Nantes [squat ouvert en 2019 dans l’ancien collège Notre-Dame du Bon Conseil pour accueillir des sans-abri et proposer cours de français, bibliothèque… Un accord avec le diocèse a été signé avec les occupants en janvier 2020], était confidentiel. Il y avait de vraies divergences.
Un agent immobilier proposait de se cotiser et d’acheter un lieu, d’autres voulaient ouvrir un squat. Tous discutaient merveilleusement bien ensemble. A Nantes, le mouvement des Gilets jaunes a rencontré ceux des luttes précédentes, comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Le jour de l’AG, ça a été comme lorsque l’on fait du modèle vivant, on s’est déplacés pour trouver le meilleur angle sur la scène.
“Une manif, ça amène à faire des choix dans un temps très court” Loïc Sécheresse
Pour le dessin de manifs, y a-t-il un savoir-faire spécifique ?
Loïc Sécheresse — Comme les Gilets jaunes quand ils se sont mis à manifester, on a appris sur le tas. Bien sûr, Cyril et moi avons un background de dessin d’observation. Mais le mode opératoire, il a fallu l’adapter, ne serait-ce qu’à la météo. Tu trouves refuge sous un parapluie, des gens t’aident à tracer ton chemin alors que tu dessines en marche arrière. Une manif, ça amène à faire des choix dans un temps très court. J’ai vu des manifestants s’accrocher avec des gardes mobiles. Si j’avais été photographe, j’aurais mitraillé, mais il a vraiment fallu que j’attende le moment précis pour dessiner.
Cyril Pedrosa — Il y a une énergie excitante : ton corps, ton carnet, tout le monde est en mouvement. Le savoir-faire concerne les scènes d’ensemble, il faut apprendre à composer une image avec des temps qui se superposent. La dame que tu as dessinée à gauche était là dix minutes avant l’homme que tu as dessiné à droite. Il y a un physique, des vêtements ou une attitude qui t’attirent, tu sens quelque chose de chouette à attraper.
Les moments de tension sont quasi absents de vos dessins de manifs, pourquoi ?
Cyril Pedrosa — Objectivement, il y a plein de manifs parisiennes dont je suis parti quand ça commençait à partir en vrille. Et d’autres que je ne pouvais pas quitter, mais là, je ne pouvais plus dessiner. Tu as encore ton carnet à la main et tu vois les mecs de la BAC qui, à huit mètres de toi, sortent les LBD et visent les gens. Tu es obligé de décrypter la situation, tu ne peux pas rester immobile une minute pour dessiner – trop dangereux.
Loïc Sécheresse — Quand ça pète, tu as peur ou tu es déjà en train de pleurer et de cracher parce que tu as ramassé. La fois où je me suis fait pousser par un flic, c’était deux minutes après qu’un autre a dit, en regardant mon carnet : “Ha bah, il y a du talent par ici !” J’ai capté certains échanges, comme lorsqu’un retraité demande à un flic : “Vous trouvez normal de garder votre système de retraite alors que tout le monde le perd ?” L’autre répond : “Je ne fais pas de politique” !
Dans la rue, vous sentez-vous acteurs ou observateurs ?
Loïc Sécheresse — A partir du moment où j’ai mon carnet, je ne suis plus vraiment acteur.
Cyril Pedrosa — C’est une place particulière. Tu fais gaffe à ne pas te faire casser la gueule, à ne pas marcher sur les gens, à ne pas perdre le fil des questions que tu essaies de poser. Tu suis le mouvement mais tu n’en es clairement pas acteur. Dessiner est pour nous un geste politique mais pas militant, parce que l’on n’a pas d’objectif politique précis.
Vous attendiez-vous à cette répression policière brutale ?
Cyril Pedrosa — Voir les premiers grands blessés, avec les mains arrachées ou les yeux crevés, a vraiment été un choc. J’ai le sentiment, comme je ne l’ai pas eu depuis longtemps, d’un pouvoir qui a besoin de la police et de la justice pour tenir en place. Il suffit de voir les arrestations avant les manifs, les gardes à vue qui servent uniquement à empêcher de défiler. Pour le pouvoir en place, tout est bon pour dissuader de manifester : l’état d’urgence sanitaire, faire culpabiliser les gens…
Loïc Sécheresse — Les Gilets jaunes disaient en avoir marre d’être les laissés-pour-compte. Et ils ont été traités comme des moins-que-rien, c’est vraiment impardonnable. Quand je vois les gens de la BAC se comporter de manière masculiniste, ça me fout aussi super-mal à l’aise.
“On a compris que ça poussait de tous les côtés et que ça ne s’arrêterait pas” Cyril Pedrosa
Cyril, tu as aussi accompagné les décrocheurs de portraits de Macron dans les mairies.
Cyril Pedrosa — J’ai même posé avec un portrait de Macron chez moi. Quand leur procès a eu lieu à Paris, j’ai fait des dessins d’audience pour que le mouvement citoyen Alternatiba [mouvement pour le climat et la justice sociale né à Bayonne en 2013] puisse communiquer dessus. Pour moi, il n’y a pas de dissonance entre les Gilets jaunes et les décrocheurs de Macron. Ces moments de convergence se font naturellement sans être théorisés.
De Freed from Desire, le tube dance de Gala, à la présence de batucadas, la musique est très importante dans vos Carnets.
Loïc Sécheresse — C’est assez flagrant la manière dont la musique dynamise et galvanise. On entend tellement de fois Antisocial de Trust que, quand les playlists bougent, c’est trop bien. Une manif ne doit pas être un acte répétitif. Déjà, tu y vas, tu ne sais pas si tu seras écouté. Alors autant éviter de s’emmerder. Un week-end, on était avec ma compagne Annaïg à Annecy. On s’ennuyait un peu à voir les trucs touristiques. Et puis on a entendu un son de batucada… Cette manif inattendue a fait notre journée.
Cyril Pedrosa — Musicalement, j’aime bien les manifs pour le climat. Quand les mômes de 22 ans d’Alternatiba balancent du gros son techno, tu es content, ça part en sauvage.
Les Gilets jaunes, les manifs féministes, Black Lives Matter… Vous pensiez qu’autant de manifs se succéderaient ?
Cyril Pedrosa — On a compris que ça poussait de tous les côtés et que ça ne s’arrêterait pas. Après, il y a plein de manifs que j’ai ratées – j’avais la flemme, d’autres trucs à faire. Comme on postait nos dessins sur les réseaux, je voyais ceux de Loïc : “Ah, lui y est allé, pas moi, j’ai le seum.” Genre j’ai raté l’entraînement, ça craint ! Au-delà de l’émulation, nos deux voix forment un chœur. Quand je regarde notre bouquin, il aide bien à se rendre compte de la tension et de la conflictualité qui existent dans le corps social.
Ironiquement, le livre est sous-titré Portraits d’une France en marche…
Loïc Sécheresse — Au début, on se disait que c’était peut-être un peu trop, mais pas plus, finalement, que de donner à son propre parti ses initiales ou d’écrire un livre qui s’appelle Révolution ! On assiste à une telle usurpation du sens des mots qu’il y a un vrai plaisir à se les réapproprier.
Dans le livre, la dernière manif dessinée date de juillet 2020, après la nomination de Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur.
Loïc Sécheresse — On s’est mangé collectivement quelque chose de tellement violent avec le Covid et les privations de liberté que j’étais très content de revenir manifester. En plus, y arriver masqué quelques mois après la loi anti-casseurs était un pied de nez assez enthousiasmant.
Vous avez initié les caricatures des 388 “députés de la honte” qui ont voté la loi Sécurité globale. Comment cela s’est-il passé ?
Loïc Sécheresse — Les députés décident qu’il ne faut plus montrer les policiers mais que, par contre, les images des manifestants peuvent être utilisées pour la reconnaissance faciale… Paradoxal ! Je me suis dit : “Ces députés ont décidé que cette loi était bonne pour nous, montrons leur tête !“ Comme il était impossible que j’assume seul les 388 dessins, j’ai proposé à Cyril et à Terreur Graphique [auteur de bande dessinée] de participer et on a sollicité des camarades.
D’un point de vue artistique, on s’est placés de manière modeste dans la lignée des bustes caricaturant des députés faits par Honoré Daumier [trente-deux sculptures nommées Les Célébrités du Juste milieu réalisées entre 1982 et 1835] et dont les copies sont maintenant exposées à l’Assemblée nationale.
On a renvoyé les députés qui le prenaient mal dans leurs cordes : “Vous connaissez mal le lieu qui vous héberge.” Quant à ceux qui se sont approprié les portraits en supprimant ce qui ne les arrangeait pas, ça s’appelle de la censure. C’est encore plus rigolo quand ils ajoutent le hashtag #jesuisCharlie. On était très contents de pouvoir révéler l’hypocrisie sous-jacente qui entoure la liberté d’expression en France.
Carnets de manifs – Portraits d’une France en marche (Seuil/Editions du Sous-Sol), 208 p., 17 €
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